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la destruction de l’empire romain juste au moment où le règne de Nerva inaugurait la période des Antonins. Sous Trajan, les révoltés de Palestine ayant remporté quelques avantages sur les troupes romaines envoyées à leur poursuite (118), une nouvelle sibylle[1] éleva la voix pour dénoncer les jugemens redoutables que Dieu allait exécuter sur le monde idolâtre. Et quand la suprême convulsion de la nationalité juive, vers l’an 132, mit aux prises Bar-Kochba, le fils de l’étoile, avec le colosse impérial, une autre apocalypse, la plus furieuse de toutes, parut sous le nom d’Hénoch, le patriarche anté-diluvien, rentré dans le paradis sans passer par la mort (Gen., V, 24), et qui devait, en qualité de summus propheta, avoir prévu la victoire du prétendu messie sur les aigles et tous les animaux des champs (les païens). Depuis lors, la littérature apocalyptique entre en décadence. Aucune production saillante ne vient compenser l’inévitable monotonie du genre. Qu’il nous suffise de mentionner encore au IIe siècle le Testament des Douze patriarches fils de Jacob, le Pasteur d’Hermas, curieux document du puritanisme romain de l’époque, l’Ascension d’Esaïe, apocalypse semi-gnostique, originaire d’Egypte, enfin le Carmen apologeticum de Commodien, découvert il y a quelques années et écrit l’an 250, sous la persécution de Décius, au moment où les Goths passaient le Danube pour la première fois.

Ces rapprochemens historiques permettent de comprendre comment il se fait que, de tous les ouvrages de l’antiquité, ce soient les apocalypses dont il est le plus facile de fixer la date. Il suffit en effet de les placer dans l’horizon historique supposé par leur contenu. Tant que leurs prédictions sont minutieusement conformes à l’histoire, on peut être certain qu’elles sont postérieures aux événemens décrits. Dès que cet accord cesse, la date cherchée se révèle. On doit aussi avoir observé que les auteurs cherchent d’habitude à mettre leurs paroles sous la protection d’un vieux nom vénéré, tant parce que cela rehausse leur autorité que parce que cette apparence d’antiquité reculée augmente l’impression de mystère qu’ils aiment à produire. C’est à la même cause qu’il faut attribuer leur prédilection pour les expressions et les formes archaïques.

On se demandera peut-être comment il est possible que l’engouement pour un genre de prédictions si souvent, si brutalement démenties, ait duré si longtemps. Cela tient à bien des causes, mais entre autres à ce que les chiffres et les symboles dont ces prédictions étaient remplies, devenant toujours plus énigmatiques à mesure que l’on perdait de vue les circonstances momentanées auxquelles ils s’adaptaient, se prêtaient à des interprétations nouvelles,

  1. Orac. Sibyll, V.