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la rudesse[1]. Adversaire des jésuites, il fut le protecteur et l’ami des philosophes. Ce n’est pas un motif pour que les défenseurs de la monarchie et de la religion se laissent entraîner vis-à-vis de lui à une hostilité systématique. L’histoire doit être plus impartiale. A quelque opinion, à quelque école qu’on appartienne, il ne faut pas plus hésiter à blâmer Voltaire d’avoir applaudi au partage de la Pologne qu’à louer M. de Choiseul d’avoir voulu la défendre. Rien ne montre mieux le parti-pris et l’injustice des préventions qui poursuivent ce ministre même de nos jours que la tentative de rejeter à la fois sur lui les fautes de ses successeurs et celles de ses prédécesseurs. Comme si ce n’était pas assez que de lui refuser, à propos de la Pologne, un témoignage que l’Europe entière lui accorda de son vivant, on l’accuse d’avoir aggravé les malheurs et les humiliations de la guerre de sept ans, si légèrement entreprise et si déplorablement conduite, d’avoir conseillé en 1758 l’abandon de l’Autriche et une paix séparée avec l’Angleterre et la Prusse. Or il est au contraire établi d’une manière irrécusable que M. de Choiseul, ambassadeur à Vienne, s’appliqua constamment à relever l’énergie morale de M. de Bernis, qui avait perdu la tête, et ne cessa de tenir un langage conforme aux intérêts et à l’honneur de la France. Et quand M. de Bernis eut succombé à la tâche et que M. de Choiseul fut entré aux affaires, il lutta avec courage, avec génie, quelquefois avec succès contre une situation désespérée, et obtint, lors de la paix de Paris, des conditions dures sans doute, mais meilleures et plus honorables qu’on ne pouvait l’espérer après tant de fautes et de revers; puis, en peu d’années, rétablissant notre marine, consolidant nos alliances, il laissa la France plus forte et plus respectée qu’il ne l’avait trouvée.

Après cette digression trop naturelle pour avoir besoin d’excuse, revenons à Berlin, afin d’y admirer avec quelle habileté Frédéric faisait mouvoir les ressorts compliqués de ses intrigues, comment il réussissait à surprendre par l’imprévu, à tromper par la ruse ou à égarer dans le doute tous ceux qui avaient pour mission et pour devoir de surveiller ses projets. C’est le 1er mars 1772 que M. Har-

  1. A la suite d’une explication sur des accusations injustes dont l’héritier du trône s’était rendu l’écho et que le ministre réduisit à néant, le dauphin reconnut ses torts et alla jusqu’à assurer M. de Choiseul qu’il serait heureux de pouvoir compter un jour sur ses services. Celui-ci, qui savait à qui il avait affaire, répondit fièrement : » Je puis être destiné à être votre sujet, votre serviteur jamais.» Le dauphin ne lui pardonna pas. On a prétendu qu’il avait fait jurer à son fils de ne jamais prendre M. de Choiseul pour ministre, et que ce fut là le principal motif de la résistance inflexible de Louis XVI aux instances qui lui furent faites pour qu’il plaçât M. de Choiseul à la tête de ses conseils.