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hésite ou se déconcerte quand il lui faut demander ses inspirations aux scènes de cabaret, aux vulgaires événemens de la rue. Ce qui sied à ce talent ami de la beauté morale et des nobles thèmes, ce qui en résume bien les inclinations naturelles, c’est l’image de quelque lutte vaillamment provoquée ou soutenue, d’un acte de dévouement, ou mieux encore de quelque congrès idéal des morts ignorés ou illustres dont les champs de bataille gardent les ossemens. Sans parler du Réveil, du Défilé nocturne, du Cri de Waterloo, et de quelques autres compositions où la réalité des apparences se combine avec le caractère fantastique de la donnée, une pièce justement célèbre, — cette Revue d’héroïques fantômes que passe dans la région des nuages l’ombre de Napoléon, — montre assez quelles fortes pensées hantaient l’imagination de l’artiste et de quelques formes poétiques il savait les revêtir.

Les traces de l’influence que Charlet avait exercée sur son élève achèvent de s’effacer non-seulement dans cette scène d’un caractère tout idéal, mais dans une suite de lithographies publiées vers la même époque et consacrées à l’histoire de l’Expédition de Constantine, par conséquent à la pure représentation du fait. Raffet pourtant, quelque indépendante que fût devenue sa manière, n’avait pas encore osé, quant au choix des sujets, agrandir le cercle où ses premiers essais semblaient devoir le confiner. Il avait largement fait ses preuves d’habileté dans un certain ordre de travaux, mais était-il de force à réussir ailleurs ? N’y avait-il en lui que l’étoffe d’un peintre de batailles et de scènes militaires ? Les cent lithographies dont il a enrichi l’ouvrage de M. Demidof, Voyage dans la Russie méridionale et la Crimée, sont une réponse péremptoire à cette question. Qui sait même ? Peut-être ces beaux dessins ne serviraient-ils pas uniquement à démontrer la transformation imprévue d’un talent, à révéler des progrès tout personnels ; peut-être pourrait-on y reconnaître encore les symptômes, sinon les origines, d’autres talens plus voisins de nous, et sans se méprendre beaucoup sur la filiation, rattacher par exemple à la seconde manière du maître les inspirations ethnographiques et jusqu’aux procédés de M. Bida. En tout cas, et quelle qu’ait été leur influence sur les œuvres qui ont suivi, les pièces dont se compose le Voyage dans la Russie méridionale se distinguent très ouvertement, par la franchise du sentiment et la justesse des expressions, de tous les recueils du même genre qu’on avait jusqu’alors publiés dans notre pays.

Nous ne voudrions pas médire de certains grands ouvrages conçus dans les intentions, généreuses, et, dont l’utilité, au point de vue scientifique, rachète, au moins en partie, l’insuffisance pittoresque; mais n’est-il pas permis de regretter que les artistes qui, dans la