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de l’esprit, ou bien y eut-il chez lui un parti pris d’innovation et un calcul, lorsqu’il essaya de raviver les souvenirs d’une époque antérieure ? Je ne sais : ce qui est certain, c’est qu’il s’attacha et qu’il réussit le premier à retrouver, à restituer avec un singulier mélange d’orgueil patriotique et de fine ironie la physionomie complexe des vieilles troupes de la république. Est-il besoin d’insister et de citer ces lithographies connues de tous où l’artiste a si vivement célébré la grandeur misérable et la gloire en haillons de l’armée de Sambre-et-Meuse ? Chacun se souvient d’avoir vu, dans les énergiques et spirituels dessins de Raffet, ces représentans du peuple haranguant la tête empanachée et le corps affublé d’un costume de théâtre, quelque régiment aux pieds nus, aux habits mal rapiécés, aux visages amaigris par les fatigues et par le jeûne. Qui de nous a regardé sans un sourire et en même temps sans une admiration attendrie ce Bataillon de Loire-Inférieure dont un ordre du jour récompense la belle conduite sur le champ de bataille en accordant à chaque homme une paire de sabots ? On n’a pas oublié non plus ces deux scènes héroï-comiques représentant, l’une des soldats républicains prêts à s’élancer sur l’ennemi qu’un officier monté sur un cheval étique leur recommande d’aborder franchement, à la baïonnette, — l’autre, des fantassins embusqués dans un marais où ils ont de l’eau jusqu’à mi-jambe, tandis qu’un sergent les exhorte en ces termes au respect de la discipline et à la patience : Il est défendu de fumer, mais vous pouvez vous asseoir. Combien de pièces du même genre ne devrions-nous pas citer, s’il fallait recueillir ici tous les témoignages de cette aptitude à concilier l’appréciation critique avec une émotion sincère, l’intelligence des graves enseignemens de l’histoire avec des arrière-pensées de plaisanterie et presque d’épigramme.

Contraste singulier toutefois ! c’est seulement dans l’interprétation de ces sujets si peu plaisans en eux-mêmes, c’est quand il a eu à reproduire les hommes et les choses de nos temps révolutionnaires, que Raffet a rencontré l’expression de raillerie délicate, les vraies formes de la comédie. Partout ailleurs sa bonne humeur a je ne sais quoi de dissonant et de forcé, et les lithographies, entre autres, où il a prétendu tourner en ridicule les faits ou les personnages politiques contemporains prouvent de reste qu’une pareille besogne ne convenait ni aux habitudes de son esprit ni à ses instincts. On peut dire qu’en général Raffet ignore l’art d’égayer pleinement la pensée, et que s’il lui est arrivé parfois de la recréer en glissant quelque fin commentaire à côté d’un texte sérieux, il a le plus souvent échoué là où ce point de départ ou d’appui lui faisait défaut. Contrairement à Charlet, qui n’est jamais mieux à l’aise qu’en face des sujets exigeant dans le style de la rondeur et une verve rabelaisienne, Raffet