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lui adresse, bien qu’il prenne plaisir, c’est lui qui nous l’apprend, à taquiner le vieux maître comme un enfant espiègle. Il est pauvre et laborieux ; la pensée de l’avenir lui. suggère maints projets qu’il embrasse avec ardeur : il veut entrer dans la diplomatie sous les auspices de Varnhagen d’Ense, il écrit une Histoire du Droit public de l’Allemagne au moyen âge, et s’il la jette au feu, la trouvant trop au-dessous des exigences du sujet, c’est pour la recommencer bientôt avec une érudition plus forte et des vues agrandies. L’étude du droit ne lui fait pas oublier les demi-dieux de la littérature hellénique, qu’il appelle, avec Wolf, sempiterna solatia generis humani ; il aime sérieusement sa patrie, il a foi dans sa mission intellectuelle, et l’idée lui vient un jour d’aller se fixer en France pour s’y faire le rapsode de la poésie des Allemands. Si un rire sarcastique éclate parfois sur sa lèvre, c’est une arme qui le défend contre de prétentieuses et arrogantes erreurs : il raille les doctrines de Hegel, qui commençaient à subjuguer la jeunesse, il raille le panthéisme et réclame gaîment au nom de la personnalité humaine.

Que lui manque-t-il donc, à cet esprit charmant, pour entrer dans le pays des songes par la porte d’ivoire? Un peu de bonheur, rien de plus : jamais un esprit si fin ne fût tombé dans la fadeur, et il est permis sans doute de regretter pour lui les inspirations d’une existence heureuse. Mais non; la destinée voulait qu’il connût dès la jeunesse ce que les larmes ont de plus amer : elle le frappa au cœur pour éprouver sa force. Qu’il pleure donc, puisqu’il n’est pas de ceux qui savent cacher leurs blessures, qu’il pleure au milieu de ses folies, et que sa verve éclate à travers ses souffrances! Que le suave rêveur devienne un chantre agressif! qu’il se venge de ses illusions perdues sur tout ce qui est hypocrisie ; mais en déchirant les voiles menteurs qu’il n’aille point offenser les vérités éternelles! Le jeu du poète humoriste est de toucher légèrement aux misères d’ici-bas, de châtier les vanités, de démasquer les fourberies; il ne faut pas qu’il désole notre âme et désenchante l’univers... Hélas! paroles tardives, inutiles conseils! Replacés aujourd’hui à l’heure de ses débuts, nous oublions que l’auteur de William Ratcliff ne peut entendre notre voix, et nous rêvons pour lui une carrière poétique non pas plus brillante, plus originale, mais plus pure, plus unie, où il y ait moins de contradictions et de mélange. Ses amis, en public ou à voix basse, ont formé toujours ce même vœu. N’est-ce pas là précisément ce que son vieux maître exprimait à sa manière dans ces strophes que Henri Heine ne pouvait relire sans émotion : « Prends garde, prends garde de jouer avec les serpens! »


SAINT-RENE TAILLANDIER.