me demande pas si le railleur a eu l’intention morale que je lis dans ses paroles; c’est parfois le privilège des poètes de dépasser leur propre pensée et d’exprimer plus qu’ils n’ont senti.
Nous accepterons aussi l’espèce de satire à la fois violente et burlesque représentée par don Enrique, le fiancé de Zuleima, et par don Diègue, son domestique. Ce don Diègue est un escroc, un bandit, qui a passé sa vie entière à imaginer des stratagèmes pour vaincre la fortune ennemie, homme de génie dans son genre, quoique ses plans de campagne aient toujours échoué. Or don Diègue a rencontré au bagne de Puente del Sahurro un caballero de son espèce, sans nul génie, il est vrai, mais jeune, élégant, de bonne mine,
- Les dents belles surtout et la taille fort fine.
Une fois sorti du bagne, il a fait de son camarade un prince, il l’a lancé parmi les nobles seigneurs arabes récemment convertis, il lui a enseigné l’art de parler aux dames, d’éblouir les chrétiennes de fraîche date, d’exploiter à la fois la poésie espagnole et la piété catholique; pour le surveiller de plus près et le diriger à son aise, il a consenti à jouer le rôle du domestique, lui qui est le chef de l’expédition; bref, tout a réussi, don Enrique va épouser Zuleima, et don Diègue, abandonnant la belle à son collaborateur, prendra la grosse part des sequins et des ducats. Il faut l’entendre malmener don Enrique quand celui-ci a fait quelque gaucherie auprès de sa fiancée. « Que voulez-vous? dit Enrique. J’étais troublé, la beauté de doña Clara me remue. » À ce mot, don Diègue s’indigne dans le style qui lui est propre : « Tas de fumier! s’écrie-t-il, aie soin que rien ne te remue ! le parfum qui en résulterait ne serait pas le parfum de l’ambre. » Et il ajoute ces conseils bien dignes d’un pareil maître : « Ne t’avise pas d’aimer avec ton cœur, aime seulement d’une façon externe. Les sentimens sont de mauvais enrôleurs d’amour; paroles, grimaces, attitudes, valent mille fois mieux. Si ces séductions ne réussissent pas, appelle à ton secours un visage juvénile habilement fardé, de voluptueux mollets élastiques fabriqués à Madrid, des corsets, une poitrine bien rembourrée, un faux ventre, — toutes les armes de l’arsenal des tailleurs. Et si toutes ces armes s’émoussent encore, en avant l’arsenal des batailles! On n’y résistera pas... Connaissez-vous, señor, les documens que j’ai composés avec de vieux caractères et de l’encre jaunie, les lettres que j’ai perdues à dessein dans le château, que don Gonzalvo a retrouvées, et par lesquelles il a vu... Oui, señor, c’est à moi, c’est bien à moi que vous devez d’être devenu un prince. Maintenant soyez docile, conformez-vous strictement au langage que je vous ai enseigné : parlez beaucoup de religion et de morale; montrez souvent ces blessures que le valet du bourreau vous a faites au bagne,