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La poésie n’enlève rien au naturel : ce sont bien des musulmans que nous avons sous les yeux, des musulmans d’Espagne, des Arabes à demi transformés par l’esprit de l’Occident. Le dialogue est vrai ; chacun des personnages exprime son caractère, chacun dit ce qu’il doit dire et comme il convient qu’il le dise. On peut croire que le poète veut sérieusement écrire une œuvre tragique, et que le drame annoncé dans les premières scènes va se développer régulièrement. Almansor, après avoir enseveli son père et sa mère dans la terre du prophète, revient en Espagne pour y chercher sa fiancée. Zuleima est-elle chrétienne ? A-t-elle renié tout son passé en changeant de religion ? Qui l’emportera, de sa foi nouvelle ou de son ancien amour ? La tragédie est là, et certes, pour un poète dramatique vraiment épris de son art, nul sujet plus poignant que cette lutte du cœur et de l’âme, de la passion et de la foi. Qu’on le traite au point de vue sublime de notre Corneille dans Polyeucte ou au point de vue tout contraire de Goethe dans sa Fiancée de Corinthe, c’est toujours une vivante matière de poésie. Ajoutons qu’en plaçant ces tragiques aventures dans l’Espagne du XVe siècle, au lendemain de la chute de Grenade, le jeune écrivain pouvait rehausser l’intérêt moral du sujet par l’éclat des contrastes et la richesse du cadre. Malheureusement Henri Heine n’apportait pas au théâtre toutes les fortes qualités qu’il exige. L’auteur d’Almansor était à vingt-trois ans ce que nous l’avons vu depuis, un poète lyrique, un poète tout personnel, un rêveur passionné, chez qui la passion a été une perpétuelle souffrance, et qui s’est vengé de la souffrance par l’ironie. Ne cherchez donc ni Maures ni chrétiens dans ce joli poème qu’il vous offre d’une main amie ; vous n’y trouverez qu’un seul personnage, lequel ? le futur auteur du Livre des Chants, du Retour, du Nouveau Printemps, du Romancero, de Lazare, Henri Heine, et nul autre. Dès cette première œuvre, il est ardent et moqueur, amoureux et fantasque. Il a aimé, il a souffert, et soit qu’il pousse des cris de rage, soit qu’il éclate de rire, il se révolte, au nom de son amour, contre les lois éternelles. Cette façon d’associer l’univers aux émotions de son cœur, cette poétique manie d’animer tous les objets de la nature et d’y voir tour à tour des puissances favorables ou funestes, des complices ou des traîtres, ces étoiles qui le poursuivent de leurs ricanemens, ces rayons de la lune qui sèment son chemin d’épouvantails, ces serpens qui sifflent sous les fleurs, ces nuages qui jettent tout à coup leur voile blafard sur le monde éblouissant, ce monde enfin qui n’est qu’un laboratoire de magie, un atelier de maléfices dirigés contre son amour, tout cela se trouve déjà dans cette première tragédie, cri douloureux d’une âme blessée.