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a écrit ces paroles : « Ne croyez pas qu’il soit absolument fantasque, le joli poème que je vous offre d’une main amie ! Écoutez : il est tour à tour épique avec sérénité ou dramatique avec violence. Çà et là, dans le détail, s’épanouit mainte fleur lyrique aux corolles délicates. Si le fond est romantique, plastique est la forme, et le tout est sorti du cœur. On y voit aux prises chrétiens et musulmans, le nord avec le sud ; à la fin paraît l’amour, qui vient tout apaiser. » Excellent programme, si le poète a su le remplir ; le dernier trait surtout est une promesse charmante.

La scène se passe en Espagne au XVe siècle, quelques années après la chute de Grenade. Au moment où la toile se lève, on aperçoit l’intérieur d’un château moresque délabré. Un jeune homme, portant le costume espagnol, la toque sur la tête, le manteau flottant sur l’épaule, l’épée à la ceinture, contemple en rêvant les tapisseries, les colonnades, les murailles couvertes d’arabesques, et d’une voix tour à tour attendrie ou irritée il exhale les émotions qu’éveillent en lui ces lieux pleins de ses souvenirs d’enfance :


« ALMANSOR. — C’est encore l’ancien parquet cher à mon souvenir, le tapis bien connu, le tapis brodé de mille couleurs où marcha le pied sacré des aïeux ! Maintenant les vers en rongent les fleurs de soie, comme s’ils étaient les alliés des Espagnols. Ce sont encore les vieilles colonnes fidèles, fiers soutiens de marbre de la fière maison où je m’appuyai tant de fois lorsque j’étais enfant. Oh ! pourquoi nos Gomètes, nos Ganzuls, et les Abencerrages et les hautains Zégris, n’ont-ils pas soutenu aussi fidèlement le trône du roi dans l’Alhambra splendide ? Ce sont encore les bonnes vieilles murailles, avec leurs bois polis, leurs élégantes peintures, qui toujours donnaient asile au voyageur fatigué. Elles sont restées hospitalières ; les bonnes murailles, mais elles n’ont plus pour hôtes que les hiboux et les vautours, (il va vers la fenêtre.) Personne, nul mouvement ! Toi seul, ô soleil, tu m’as entendu ! Compatissant à ma peine, tu m’envoies tes derniers rayons, et tu répands ta clarté sur mon sombre chemin. O bienfaisant soleil, écoute mes paroles reconnaissantes : toi aussi, enfuis-toi vers les côtes du pays des Maures et vers les plaines éternellement heureuses de l’Arabie. Oh ! crains don Fernand et ses conseillers, qui ont juré une haine implacable à toute belle lumière. Crains doña Isabelle, Isabelle l’orgueilleuse, qui, étincelante du feu de ses diamans, prétend briller toute seule, quand elle aura fait la nuit autour d’elle. Oh ! fuis cette mauvaise terre d’Espagne, où s’est déjà éteinte ta sœur, ô soleil, l’éblouissante Grenade aux tours d’or ! (s’éloignant de la fenêtre.) Mon cœur est oppressé, comme si le disque enflammé du soleil couchant s’était roulé sur cette pauvre et faible poitrine. Mon corps est comme une braise qui tombe en cendres brûlantes, et le sol se dérobe sous mes pas. Ah ! tout est si doux pour moi dans ces lieux, si doux et si cruel ! La brise légère qui me rafraîchit la joue m’apporte avec son souffle le salut des jours évanouis. Dans le mouvement des ombres du soir, j’aperçois les légendes de mon enfance ; elles se dressent, elles me font des mines, elles me sourient d’un air sensé, et s’étonnent que leur vieil ami soit aujourd’hui