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« Elle fête ses anniversaires de l’autre monde, elle ramasse les vieilles baguettes des fusées évanouies. »

Pour nous, qui ne cessons pas de suivre avec un sentiment d’espoir le mouvement des lettres germaniques, on ne s’étonnera pas que nous soyons réduits souvent à nous taire, à moins de réveiller les choses d’autrefois. Ce sont aussi les baguettes d’un feu d’artifice que nous allons ramasser aujourd’hui : il s’agit des débuts d’Henri Heine. Ici du moins le sujet est neuf, bien qu’il nous reporte quarante ans en arrière. Avant la publication des œuvres complètes du poète humoriste, les Allemands eux-mêmes ignoraient ce singulier épisode de leur histoire littéraire : les tragédies d’Henri Heine ! On savait vaguement que l’auteur du Livre des Chants, tout jeune encore et inconnu, avait publié en 1823 deux poèmes dramatiques, dont l’un était tombé sur la scène au milieu des sifflets. L’auteur lui-même semblait avoir condamné ces juvenilia; le texte était devenu introuvable, et les historiens les mieux informés des lettres contemporaines n’en parlaient que pour mémoire. L’éditeur des œuvres complètes du poète, M. Adolphe Strodtmann, vient de nous donner enfin ces drames avec toutes les variantes de l’auteur[1], car il est bien prouvé que Henri Heine, loin de renier ces productions de sa jeunesse, les remaniait sans cesse avec amour. Il en préparait une traduction française au moment où la mort vint terminer ses souffrances. Et comment aurait-il désavoué ses tragédies sans se désavouer lui-même? L’humoriste y apparaît déjà tout entier avec ses qualités et ses vices. Poésie ardente et passions sauvages, fougue sensuelle et mysticisme éthéré, romantiques fantaisies d’une âme hégélienne qui passera trente ans à se détruire, à se dissoudre dans le néant universel, tout cela éclate dès le premier cri de cette imagination tourmentée. Henri Heine devait aimer ces pages fantasques comme le prélude de sa vie : elles lui rappelaient d’ailleurs ses premières batailles, sa confraternité avec Immermann, les coups qu’il avait reçus en passant du comte Platen, ceux qu’il lui rendit à poing fermé, son entrée belliqueuse et douloureuse dans la poétique arène. C’est aussi ce qui nous invite à y regarder de près aujourd’hui. On peut y retrouver tout un chapitre de l’histoire littéraire de nos voisins.

La première des deux tragédies de Henri Heine, la plus importante par le fond et les développemens, est intitulée Almansor; l’autre, plus rapide, plus poignante, a nom William Ratcliff. Le poète les nomme des tragédies, comme Goethe appelait tragédies le premier et le second Faust; à vrai dire, ce sont des symphonies où tous les tons se croisent et se mêlent. En tête de son Almansor, Henri Heine

  1. Heinrich Heine’s sämmtliche Werke. — Rechtmässige Original-Ausgabe. Hambourg 1861-1863. — 18 volumes publiés.