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qu’avec la poésie. Racine creuse plus qu’Homère, parce que dans un personnage il étudie une passion unique; les héros d’Homère sont des hommes complets. Par là l’un est plus philosophe et l’autre plus poète. Le concret, quoi qu’on fasse, sera toujours plus poétique que l’abstrait.

Là est le nœud de la question. Il ne faut pas dire que nous trouvons les anciens beaux parce que nous y mettons ce qui n’y est pas, ce qui n’est qu’en nous-mêmes, et qu’au fond entre les scènes les plus pathétiques et les plus froides il n’y a pas de différence. La vérité est que nous analysons savamment ce que les anciens entrevoyaient et exprimaient sous une forme synthétique. Les poètes que nous avons encore sont précisément des hommes qui n’ont jamais éprouvé ce besoin scientifique de notre temps, ou qui ne l’ont satisfait que sur eux-mêmes. Au reste, ils n’échappent pas plus que les anciens aux additions et aux commentaires de leurs lecteurs. Le plus grand des poètes modernes, aux yeux de M. Véron, est Shakspeare. Or, « s’ils sont tous personnels, parce qu’ils savent très clairement que les sentimens plus ou moins généraux qu’ils expriment sont leurs propres sentimens, et qu’ils parlent en leur propre nom, » cette définition de la subjectivité n’est applicable, en aucun sens, à celui de tous les poètes qui s’oublie le plus lui-même, qui s’identifie le plus avec ses personnages. Shakspeare est-il plus personnellement dans ses drames qu’Eschyle dans les siens? Et en lisant nos poètes même les plus subjectifs, qui nous empêche d’y ajouter du nôtre, comme il paraît que nous le faisons en lisant Homère? Est-ce qu’Alfred de Musset, M. Victor Hugo, M. de Lamartine ont dit sur un sujet donné tout ce qu’il comportait, tout ce qu’il aurait inspiré à d’autres? Ce n’est pas M. Véron qui répondra par l’affirmative, lui qui ne voit dans les intelligences que diversité. Si tout poète ne fait qu’éveiller nos pensées, le mot de matières, dont M. Véron veut flétrir les œuvres des anciens, sera juste aussi des modernes, et, à tout prendre, j’y verrais un éloge, puisque le souverain mérite est d’éveiller le plus grand nombre d’idées par le moindre nombre de mots.

L’auteur n’est pas plus juste pour les modernes dans les arts que dans les lettres, et sa tendance au paradoxe est ici d’autant plus fâcheuse que, n’étant qu’un simple amateur, il se laisse égarer par ses opinions personnelles, son système l’obligeant à ne rien chercher au-delà. Un premier tort, c’est de passer sous silence l’architecture, dont la supériorité chez les anciens est si manifeste que nous nous bornons à l’imiter, quand nous n’imitons pas les surprenantes, mais peu raisonnables hardiesses du moyen âge. Une omission de cette gravité nous permettrait de tenir pour non avenue toute cette partie du livre; mais l’auteur ne pèche pas seulement par omission. Il écrit cette phrase étrange : « Les anciens ne comprenaient pas que le beau puisse résider dans l’harmonie des diversités; la règle de leurs pensées, c’est la recherche de l’unité. » Il affirme, pour compléter son erreur, que les Grecs aimaient la symétrie, et il ne voit pas que c’est nous qui l’aimons au point de la confondre avec l’harmonie. Les Athéniens, les Romains eux-mêmes cherchaient l’harmonie dans la variété, comme on peut le voir par la disposition des monumens sur l’Agora et sur le Forum. On a reproché, je le sais, on reproche encore aux anciens leur culte pour les belles formes, et une école éprise de l’art catholique du moyen âge a toujours le nom de