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Les boulangers demandaient un monopole avantageux ou la liberté : on leur a donné celle-ci ; ils auraient préféré l’autre combinaison. Je crois qu’en général ils ne se sont pas encore rendu compte de leur situation nouvelle : ils sont comme des gens longtemps comprimés dans des entraves, et qui ont besoin de se dégourdir pour retrouver le complet usage de leurs membres. Il leur faudra un certain temps pour faire entrer dans le calcul du prix de revient les profits résultant de l’abolition des servitudes. La concurrence, à laquelle ils ne sont pas accoutumés, apparaît à la plupart d’entre eux comme une espèce de monstre dévorant, et leur préoccupation est de s’en garantir. Ils craignent surtout la rivalité des gros capitaux. Je crois qu’ils exagèrent beaucoup ce danger. Le capital est sollicité chez nous par tant d’affaires attrayantes et lucratives qu’il ne daignera guère se vouer au rude et minutieux labeur de la paneterie. Il est plutôt à craindre que l’argent fasse défaut aux innovations progressives.

Quant à la perte de leurs charges, car beaucoup de boulangers se considéraient comme des officiers ministériels, elle est plus apparente que réelle. Un numéro avait peu de valeur par lui-même. Tout le bénéfice provenant du pain non taxé, le prix du fonds se calculait en proportion du pain de luxe vendu. On traitait sur le pied de 8,000 à 12,000 francs par sac panifié chaque jour, à la condition qu’un quart du sac fût employé en pain de luxe. Dans les quartiers riches, où la fantaisie domine, les fonds montaient à des prix très élevés. Dans les quartiers où on ne débite que la vieille miche populaire, souvent morcelée au détail, les numéros ne valaient plus que 3 ou 4,000 francs par sac. La taxe étant plus nuisible qu’utile dans cette appréciation, on ne voit pas pourquoi la réforme qui la supprime amoindrirait le prix des fonds réputés bons. En somme, la profession était déchue de plus d’une façon : la liberté la relèvera. Le boulanger redeviendra ce qu’il était avant 1823, un négociant dont l’intelligence ne sera plus asservie, dont l’importance et les bénéfices se mesureront aux services qu’il peut rendre.

Il faut aussi considérer l’intérêt social. Ce qu’on appelle réforme économique est toujours l’essor rendu à une faculté comprimée. Dans l’application de ce principe, on ne constate pas toujours des effets directs. Le changement quelquefois n’est pas immédiatement remarquable dans l’industrie réformée; mais un anneau brisé nécessite la rupture d’une autre partie de la chaîne. La liberté s’établit de proche en proche. Une succession de réformes partielles substitue un régime favorisant la production à un autre régime qui la paralysait : alors il se manifeste dans la société une aisance gé-