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liberté n’a pas besoin d’excuse : il est dans sa nature d’amener la fécondité avec elle, et si la récolte n’est pas à faire à l’instant même, elle sème pour le lendemain.

Plaçons-nous d’abord au point de vue du consommateur. On réclame pour lui le pain à bon marché, et certes on a raison: mais à cet égard la taxe administrative a faussé le bon sens du public. Le prix n’est pas plus une mesure absolue pour le pain que pour le vin. Le bon marché n’existe que relativement à une qualité donnée. La valeur intrinsèque de l’aliment résulte de sa puissance nutritive, il a aussi une valeur de fantaisie dépendant de sa consistance, de son arôme, et dont le consommateur seul est le juge. De deux pains de même poids et taxés au même prix, l’un peut être cher et l’autre à bon marché. Nous avons vu que la taxe est impuissante et inexécutée, que les deux catégories débitées par le boulanger parisien dépassent presque toujours en réalité le maximum idéal de l’administration, soit qu’il y ait excès d’eau dans le pain, soit que le pain vendu librement atteigne des prix déraisonnables. Je n’ai jamais compris qu’on ait consacré tant de pages dans les documens officiels pour constater où le pain est le plus cher, de Londres, de Bruxelles ou de Paris : autant vaudrait comparer une bouteille de vin de Bordeaux et une bouteille de vin du Rhin. La taxe est abolie à Londres depuis 1815, dans le reste de l’Angleterre depuis 1836, à Bruxelles et autres villes belges depuis 1857; je ne vois pas qu’on la regrette dans les lieux où elle n’existe plus.

En réalité, le prix du pain, contrairement à celui de toutes les autres choses, a baissé considérablement depuis le commencement du siècle. Le prix nominal n’en est pas beaucoup plus élevé qu’il y a cinquante ans, et depuis cette époque, l’argent a perdu la moitié de sa valeur effective; les salaires et les revenus sont doublés. Le progrès doit donc être cherché moins dans l’abaissement du prix vénal, qui est souvent illusoire, que dans le relèvement de la qualité, qui est déchue, et dans l’adaptation du service au goût ou au besoin de chacun. Cela ne veut pas dire qu’on doive renoncer à l’espoir d’un abaissement de prix : la concurrence fera inévitablement son office. Des études très précises et souvent répétées montrent théoriquement qu’un établissement sur une échelle agrandie, avec les meilleurs instrumens connus, mariant les travaux du meunier et du boulanger, pourrait produire le pain de deux kilos à 10 ou 15 centimes au-dessous de la taxe. Il se peut que la théorie reçoive des démentis dans la pratique; mais il est bon que l’expérience soit faite. Elle aurait été impossible sous le régime réglementaire. C’est là un des principaux argumens en faveur de la liberté.