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grand spéculateur se met en devoir d’improviser un établissement modèle à Bougival. L’ingénieur anglais Philips Taylor est appelé d’Angleterre à grands frais et précipite les travaux. Le plan général comporte une réserve en blé de !i millions de quintaux métriques; la somme de 90 millions de francs qu’il faut immobiliser sera demandée à la Banque de France à l’occasion du renouvellement de son privilège. La retraite soudaine du duc de Richelieu mit à néant ce projet; la dépense et le bruit qu’on avait faits ne servirent à rien, si ce n’est à vulgariser le nouveau genre de mouture.

Amenée après 1823 dans la voie des grandes spéculations, la meunerie comprit enfin le parti qu’elle pouvait tirer des moulins à l’anglaise. M. Truffaut de Pontoise et peu après M. Benoist de Saint-Denis entraînèrent leurs confrères par l’exemple. Les grandes usines du rayon de Paris se transformèrent en se développant; les petites disparurent[1]. La pratique commerciale du meunier se modifiait en même temps que son labeur industriel ; il y avait deux parties dans son rôle : disputer à ses concurrens la clientèle à domicile, spéculer à la halle pour modifier les cours de taxe. La fièvre des affaires développa la contagion du jeu. La halle devint une autre bourse dont les facteurs privilégiés sont les agens. L’agiotage est ingénieux. Dans les ventes et achats à terme, on ne règle pas toutes les opérations en soldant des différences : il y a aussi des livraisons effectives. Or si le vendeur à terme pouvait se libérer en livrant des marchandises inférieures, le jeu serait impossible. On a donc imaginé pour les farines des marques, c’est-à-dire que certains meuniers de premier ordre, acceptés comme tels par leurs confrères, produisent des farines d’une qualité supérieure et homogène, qu’ils timbrent à leur nom et qui deviennent ainsi la monnaie du jeu. Il est convenu que, si l’on livre en nature au lieu de payer la différence en argent, on fournira une des marques reconnues[2]. Ces transactions se font au moyen d’une espèce de warrant appelé filière, qui se transmet par voie d’endossement, le porteur de ce

  1. En 1820, il y avait encore 149 moulins à eau ou à vent dans le département de la Seine : il n’y en a plus que 23 aujourd’hui.
  2. Il y avait autrefois les quatre marques; on en reconnaît six actuellement. Les farines de la maison Darblay, considérées comme supérieures, sont hors marque. Au mois de février dernier, il y eut une liquidation fort orageuse; un grand spéculateur avait fait le vide sur le marché en ramassant toutes les six-marques disponibles, de sorte que les vendeurs qui avaient à faire livraison étaient forcés de racheter avec 2 fr. de hausse par sac (ce qui équivaudrait à 4 fr. sur la rente!) ou de payer des différences énormes. Il y eut une sorte de soulèvement contre le privilège des sept grands meuniers, et on convint de créer pour la spéculation un type-Paris que tous les meuniers indistinctement pourraient fournir en se conformant au spécimen adopté. Il est douteux que l’agiotage puisse faire longtemps une monnaie courante avec les produits du premier venu.