Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/413

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

troduisit la limitation du nombre, et que la boulangerie devint une sorte de monopole. Chaque numéro conservé acquit une valeur transmissible comme la charge d’un notaire.

Le vice de ce système saute aux yeux. Le bénéfice des bonnes années n’était pas capitalisé et mis en réserve pour compenser le déficit des années mauvaises, et quand l’autorité jugea nécessaire de taxer le pain au-dessous de sa valeur réelle, ceux à qui on demanda le sacrifice n’étaient plus ceux qui avaient encaissé les profits. Une crise de ce genre éclata vers 1812. La récolte venait à manquer après que de larges exportations, pendant les années fertiles, avaient vidé les greniers. Si on n’avait pas contrarié les oscillations naturelles du commerce, on en aurait été quitte pour une hausse que les consommateurs auraient fort bien supportée; mais, à part quelques rares économistes, tout le monde à cette époque professait que l’intervention en matière de subsistance est un devoir sacré pour les gouvernemens. Au terrible que faire? prononcé dans les conseils, chacun répondit en nommant Ouvrard. Il était sous les verrous : c’était un étrange créancier, dont ses débiteurs ne pouvaient se débarrasser qu’en le faisant mettre en prison. M. Pasquier, le nouveau préfet de police (M. Dubois était tombé en disgrâce), prit la peine d’aller à Sainte-Pélagie. Le prisonnier... pour créance, flatté de cette démarche, improvisa un mémoire. Bien que l’on consultât souvent Ouvrard, on suivait rarement ses conseils, parce qu’ils sentaient la spéculation. Le maître d’ailleurs était dans une disposition d’esprit à ne plus supporter ni lenteurs ni obstacles. Il préparait l’expédition de Russie. Il voulait tout de suite et en même temps de grands approvisionnemens pour ses armées et une réserve considérable pour Paris, afin de ne laisser aucun prétexte de troubles pendant son absence.

Un conseil des subsistances, institué dès l’année précédente, reçoit la consigne d’accumuler à Paris 500,000 quintaux de blé et 30,000 sacs de farine. Il commence par accaparer tous les grains qui se trouvent dans le rayon où les boulangers s’approvisionnent : cette concurrence faite au commerce n’a d’autre effet que de déplacer les ressources alimentaires sans les augmenter et de provoquer la hausse. Le comité met en réquisition pour son service les moulins des départemens voisins, et la cherté augmente. Pour la combattre, il fait vendre à la halle des farines au-dessous du cours : la manœuvre est bientôt éventée; les commerçans désertent le marché, et le sac de farine, qui ne dépassait guère le cours de 60 francs au commencement de l’année, saute si lestement d’échelon en échelon qu’il atteint 140 francs à la date du 12 avril. Les conseillers pour les subsistances y perdaient leur science et leur sang-froid.