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brique, chaque école sera pourvue d’une bibliothèque populaire, où le livre deviendra le guide, le compagnon, l’ami fidèle de l’ouvrier, où le souvenir de la dernière lecture amusera et soutiendra son esprit pendant le travail manuel, rendra la tâche moins dure, l’ennoblira, l’abrégera ? Car tel est le glorieux privilège de l’imagination : elle fait oublier la fatigue et la douleur, elle triomphe même de la durée. Quand on visite une de ces redoutables usines où la vapeur mugit, où le fer siffle, où les hommes travaillent sans relâche et soutiennent contre toutes les forces de la nature une lutte acharnée, quel plaisir ne goûte-t-on pas si tout à coup, rien qu’en ouvrant une porte, on se trouve dans la modeste enceinte de l’école, et qu’on y voie la preuve manifeste et en quelque sorte vivante de l’émancipation intellectuelle du travailleur ? Les murs sont revêtus de cartes de géographie et de modèles de dessin ou d’écriture ; une chaise pour le maître, quelques bancs pour les écoliers, voilà tout le mobilier de cette humble salle ; mais sur des rayons se pressent des livres, livres d’art, d’imagination et de science, avidement feuilletés chaque soir. Chaque soir, après le dîner de la famille, l’ouvrier revient, à côté de la machine silencieuse et des ateliers déserts, goûter en liberté le plaisir d’apprendre et le plaisir de penser. Quelles que soient les merveilles qu’on fabrique dans le reste de la maison, c’est là que la civilisation accomplit le plus grand de ses prodiges. Quel homme de cœur ne voudrait avoir écrit une œuvre digne de figurer sur les rayons de la bibliothèque populaire ? Qui ne voudrait au moins avoir donné un peu de son temps et de son âme pour aider les ouvriers dans la conquête de la science et de la vie intellectuelle ? Il ne s’agit pas de quelques fades histoires ou de quelque insipide lieu commun de morale. Non, c’est la grande science, c’est la grande littérature qu’il faut porter enfin jusqu’à ces lèvres avides de s’abreuver aux sources véritables de la civilisation et de la liberté. Un cri s’élève de tous les ateliers ; il serait à la fois insensé et criminel de ne pas y répondre. Mettons-nous donc résolument à l’œuvre, et commençons de grand cœur une sainte campagne contre l’ignorance.

Jules Simon.