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compte beaucoup de libraires dans les grandes villes; il y en a peu dans les villes de second et de troisième ordre. Combien de chefs-lieux de préfecture n’en ont qu’un seul! Ce libraire, si on peut lui donner ce nom, vend plus de papeteries et de cartonnages que de livres. Il fait la commission sans intelligence, et le client qui lui demande un livre nouveau lui en apprend en même temps le titre. C’est bien pire encore dans les chefs-lieux d’arrondissement ou de canton. Là il n’y a ni livres dans les maisons, ni boutiques de livres. Une famille qui a le goût de la lecture est obligée de correspondre directement avec un libraire, de faire de grands frais en correspondances et en messageries. N’est-il pas plus naturel et moins coûteux de s’abonner à un journal? Le journal devient ainsi l’unique ressource de ceux qui veulent lire et qui habitent au fond des campagnes. Tel de nos villages où il ne s’achète pas deux volumes dans l’espace d’une année ferait la fortune d’un libraire en très peu de temps, si du jour au lendemain le commerce de la librairie devenait libre. Il nous semblerait d’abord très extraordinaire de voir chez l’épicier ou le mercier quatre ou cinq rayons couverts de livres à vendre. Cela est pourtant ainsi en Angleterre et en Amérique, et c’est en partie pour ce motif que les Anglais consomment tant de livres et que nous en produisons si peu.

Il y a au fond de tout cela une question qui est tranchée depuis longtemps pour tous les esprits libéraux, mais qu’on agitera toujours. C’est la question même qu’Aristote pose dans sa Métaphysique, quand il demande s’il y a des choses qu’il vaut mieux ignorer que savoir. Il s’agit pour lui de décider si la science de certains objets, ou trop petits ou trop ignobles, n’est pas plutôt une diminution qu’un accroissement de la science. Aristote prend le mauvais parti, et se décide pour le dédain. Une autre face du même problème, c’est de savoir si l’augmentation de la richesse intellectuelle totale au sein de l’humanité doit être considérée comme un avantage ou comme un péril. Cela revient à demander si la liberté est bonne ou mauvaise, car liberté, instruction, c’est tout un. La liberté sans lumière, c’est anarchie; la lumière sans liberté, c’est oppression. Il y a une éducation de l’humanité comme des hommes; l’espèce humaine doit marcher constamment vers une plus grande instruction et vers une plus grande liberté. Est-elle dans l’enfance à l’heure où nous sommes, et doit-on encore aujourd’hui lui ménager la vérité? Peut-on exercer sur elle, en plein XIXe siècle, d’autre ascendant que celui de la démonstration ? A-t-elle besoin d’une police des esprits, et non-seulement d’une police répressive, mais de cette police préventive dont on ne veut plus nulle part, même dans le monde de la matière? Si la vérité est analogue à la raison, le plus