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bien venu que celui qui bâtit une bonne théorie. L’esprit négatif et l’esprit affirmatif y sont des alliés inséparables. Comme on ne peut renverser une hypothèse en créance qu’en produisant des faits avec lesquels elle se montre incompatible, ces faits mêmes deviennent le fondement solide d’une doctrine nouvelle. Si l’on voulait un exemple saisissant de cette intime solidarité, je citerais les travaux récens d’un éminent chimiste français, M. Pasteur[1], qui tiennent tout le monde savant attentif et qui méritent aussi d’être connus, au moins dans leurs résultats généraux, en dehors du public d’élite auquel ils s’adressent.

Par des études purement chimiques sur les phénomènes qui accompagnent la décomposition des corps organiques, ou ce que l’on nomme la fermentation, M. Pasteur a été entraîné sur le terrain de la physiologie. Toute science à ses débuts a besoin de circonscrire nettement son objet; mais, une fois maîtresse incontestée d’un vaste domaine, elle peut trouver profit à s’aventurer sur ces terrains neutres qui la séparent des autres sciences. C’est là que germent aujourd’hui les découvertes les plus brillantes et les plus inattendues, car il n’y a pas de croisement plus fécond que celui des idées. Voyant la fermentation des substances organiques se lier à l’existence et au développement de certains êtres microscopiques, M. Pasteur a dû examiner à son tour si la génération de ces corpuscules vivans était un acte spontané, ou si elle devait s’expliquer par les lois ordinaires de la reproduction. En analysant tous les élémens de ce délicat problème, qui depuis si longtemps préoccupe les naturalistes, il a réussi à ôter toute valeur scientifique à l’hypothèse qui faisait surgir directement la vie du sein de la matière inorganique, sans l’intermédiaire de germes où fût conservé le principe de l’hérédité et de la transmissibilité de caractères spéciaux.

Le mythe de la blonde Aphrodite sortie toute nue de l’écume amère n’a rien de plus hardi que l’espérance de faire jaillir à volonté un être organisé, si humble qu’il soit d’ailleurs, du sein d’un mélange chimique sans vie propre, sans organes, sans attributions génériques ou spécifiques d’aucune sorte. L’imagination scientifique a partout embrassé avec complaisance la théorie de la génération spontanée, tant il lui importe de saisir un lien entre le monde physique et le monde organisé, entre les corps qui servent de matériaux à la vie et le principe même de l’existence. Au sein même de

  1. Né à Dôle en 1822, M. Pasteur entra à l’Ecole normale en 1846. Il fut quelque temps préparateur de chimie dans cet établissement, puis professeur au collège de Dijon jusqu’en 1849. Il fut chargé à vingt-neuf ans de l’enseignement de la chimie à la Faculté des sciences de Strasbourg; il fut ensuite nommé professeur à Lille et doyen De la Faculté des sciences. En 1857, il a été appelé à la direction des études scientifiques à l’Ecole normale supérieure : l’Académie des Sciences lui a récemment ouvert ses portes.