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ne s’épuisèrent plus qu’à orner des bagatelles. L’art ne demandant plus ni passions hardies, ni talent vigoureux, chacun put le cultiver. Écrire devint une mode, une manie, une contagion, seribendi cacoches. On s’exerçait à la déclamation, on faisait de petits vers pour les débiter dans les festins, les compagnies et les lectures publiques. Les premiers empereurs encouragèrent ces occupations innocentes, qui substituaient les luttes de la vanité à celles de l’ambition. Mécène, en fin et délicat politique, honora la poésie, admit les poètes à sa table, fit les honneurs de leur esprit, convia à d’inoffensifs débats littéraires les hommes de tous les partis, et parvint ainsi à calmer les courages encore émus des guerres civiles, à les distraire, à les charmer, à les réconcilier même, car le plaisir n’a point de drapeau. Auguste fonda des bibliothèques, des concours de poésie et d’éloquence, combla les poètes d’honneurs, et se faisait un devoir d’assister à leurs lectures. Sous ses successeurs, grâce à la mode, aux encouragemens des princes et à une certaine facilité de versification qui était devenue universelle, cette espèce de maladie littéraire fit de plus en plus des progrès jusqu’au règne de Néron, où dans la personne de l’empereur-poète la métromanie monta sur le trône.

Ce que fut cette littérature mondaine, on le devine en voyant que Néron donne le ton et l’exemple. Chacun se piqua de faire des vers ou d’en citer dans les réunions. Les plus ignorans qui voulaient être du bel air se frottèrent de poésie au plus vite. Rien ne donne mieux l’idée de cette manie poétique que l’histoire de Calvisius Sabinus, un riche inepte et sans mémoire, incapable de retenir même les noms d’Achille ou d’Ulysse, et qui, pour rivaliser avec le monde élégant et pour avoir toujours des citations toutes prêtes, s’avisa de faire apprendre par cœur les poètes grecs à ses esclaves, à l’un tout Homère, à l’autre Hésiode, à neuf autres les neuf lyriques; puis il se mit à persécuter ses convives, à les harceler de citations que lui fournissaient ces esclaves couchés à ses pieds sous la table. On feignit d’être dupe de cette vaste érudition, et on se contentait de faire des plaisanteries que le bonhomme ne comprenait pas. « Vous devriez, lui dit un railleur, vous exercer à la lutte. — Eh ! comment le puis-je, moi chétif et malade ? je me soutiens à peine. — Qu’à cela ne tienne : n’avez-vous pas parmi vos valets quelque gaillard robuste? » De plus lettrés que Calvisius composaient eux-mêmes leurs vers, des lieux communs, des fadeurs, qu’ils récitaient solennellement dans les lectures publiques, ou qu’ils trouvaient moyen de se faire demander avec instance dans les réunions privées. Perse est le premier Romain qui ait attaqué avec une raison courageuse toute cette littérature de cour, dont les exemples contagieux dépravaient