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me sens assiégé par mille et mille scrupules. Je me contrôle, je m’examine avec une assiduité qui me fatigue moi-même. J’ai déjà passé par assez d’épreuves pour me bien connaître. Je n’ai ni cette témérité qui dompte parfois la fortune rebelle, ni cette confiance en moi qui servirait de baume, en cas de revers, aux blessures de mon orgueil. Je constate avec amertume que je suis loin d’être un héros. Sans cela, aurais-je frémi, le lendemain de mon dernier entretien confidentiel avec Nettie, lors de cette course à Carlingford, qui ne s’est pas renouvelée depuis, — aurais-je frémi, dis-je, en songeant à l’imprudence décisive à laquelle j’avais failli m’exposer ? Un mot d’elle, un mot de moi, et je tombais dans l’abîme ouvert à mes pieds,… je me plaçais dans une de ces situations presque impossibles à soutenir, où la nécessité absolue de vaincre n’est pas toujours un gage de victoire. Si je pouvais persuader à Fred de retourner en Australie… que dis-je ?… si je pouvais acheter son départ au moyen d’un sacrifice pécuniaire qui ne fût pas absolument une ruine ?… Une fois là-bas, la Providence prendrait soin de cette famille abandonnée… Une misère plus que jamais impérieuse pousserait au travail notre incorrigible paresseux… Mais non, non ! ce sont là de vaines chimères, des calculs insensés, nonobstant la prudence étroite qui me les dicte… Et pour cette prudence même, dont parfois je me sais gré, parfois aussi je me méprise.


….. Est-ce une gageure ? je l’ai encore rencontrée seule avec M. Wentworth. Il est très grand, elle très petite ; il se penchait pour mieux l’entendre, elle lui parlait presque à l’oreille : qu’aurait dit de cela miss Lucy Wodehouse, qui reçoit, elle aussi, avec tant de faveur les hommages du séduisant ministre ?… Cette fois je les ai abordés, et M. Wentworth, sur qui ma politesse glaciale semblait produire l’effet d’une douche d’eau froide, a bientôt repris le chemin de la manse. Nettie rapportait de Carlingford deux ou trois paquets de lingerie.

« Si vous m’accompagnez jusqu’au cottage, m’a-t-elle dit, veuillez vous charger de tout cela… Je suis un peu fatiguée,… vous l’êtes aussi, ce me semble, et de plus légèrement grognon… »

Puis, comme je lui offrais mon bras : « Merci, me dit-elle, je préfère marcher seule. »

J’étais las de moi-même et de mes hésitations. Peut-être aussi me trouvais-je sous l’influence d’une magnifique soirée de printemps.

« Vous me chargez de ces bagatelles, lui dis-je après un moment de silence, et vous me refuseriez sans doute le droit de vous enlever certains autres fardeaux bien plus écrasans… Vous vous lais-