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CE QUE DIT LE RUISSEAU.

autre chose que ce que tu crois entendre ? Je conviens avec toi qu’il a une très jolie voix, et qu’il a l’air d’articuler des syllabes assez variées ; mais je vais soulever cette grosse pierre, déranger les cailloux qu’elle nous cache, et tu verras que ton ruisseau perdra la voix ou chantera un tout autre motif.

— Cette proposition me remplit d’horreur, m’écriai-je, et je te défends de toucher à cette voix !

— Imbécile, reprit Lothario, un instrument n’est pas une voix. Tu prends une cause pour un effet.

— Imbécile toi-même, lui dis-je. Veux-tu que j’ouvre ton larynx et que j’en arrache les organes du son, ou que je brise tes dents, que je supprime ta langue, et que je te réduise à ne plus produire que d’affreuses grimaces ou de sourds grognemens pour tout langage ? Qu’aurai-je fait alors ? J’aurai détruit en toi le plus bel instrument de la création et l’effet avec la cause, la cause avec l’effet, le verbe, le logos le dieu qui se manifeste par la bouche de l’homme.

— Calme-toi, reprit Lothario. En vérité, mon pauvre Théodore, tu bats, aujourd’hui particulièrement, la campagne, et je veux te prouver ta sottise. »

Il s’assit sur la mousse et parla ainsi :

« Il n’y a pas seulement dans la création terrestre, qui est, j’en conviens, une œuvre d’intelligence divine, des causes et des effets. Il y a un troisième élément d’harmonie, ou plutôt il y a l’harmonie elle-même, c’est-à-dire le rapport entre l’effet et la cause. Prenons une lyre et supposons qu’elle puisse être la cause des sons qu’elle produit. Prenons aussi les sons produits pour l’effet de cette cause. Il n’en est pas moins vrai que, sans la main de l’artiste qui fait vibrer les cordes, la lyre est muette, et la cause qui ne peut produire aucun effet n’est plus une cause. Les sons ne peuvent jamais être qu’un effet, ou, pour mieux parler, une conséquence de l’ébranlement des cordes. Ils ne peuvent donc se passer de l’impulsion de l’instrument, mais l’instrument seul ne les produit pas. Dis-moi dès lors laquelle, de ta main ou de ta lyre, est la véritable cause ?

— Où veux-tu en venir avec ce pédantisme de lieux communs ?

— À ceci, qu’un instrument peut parler jusqu’à un certain point sous la main de l’homme, vu que la musique peut exprimer des sentimens, évoquer des images, être enfin l’expression d’un certain ordre de pensées, bien qu’elle ait besoin des paroles pour être un langage véritablement défini, mais que le prétendu langage de ton ruisseau, n’étant produit que par la rencontre et la combinaison fortuite de quelques cailloux et par la sonorité d’une roche creuse,