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bien mériter du public et des lettres en proscrivant le barbare, le grotesque et le grossier, on peut, on doit accepter l’étude hardie, la reproduction exacte des mœurs vivantes, l’expression des tendances multiples de la société. Nous répéterons ces paroles d’un juge délicat, M. Joubert : « Plus le genre dans lequel on écrit tient au caractère de l’homme, aux mœurs du temps, plus le style doit s’écarter de celui des écrivains qui n’ont été modèles que pour avoir excellé à montrer dans leurs ouvrages ou les mœurs de leur époque, ou leur propre caractère. Le bon goût lui-même en ce cas permet qu’on s’écarte du meilleur goût, car le goût change avec (es mœurs, même le bon goût. » Seulement il importe d’ajouter que le style le plus libre, fût-ce le style du théâtre, qui se plie aux exigences des types les plus variés, est tenu de rester, suivant une expression parfaite de M. Sainte-Beuve, « dans le plein de la langue et de la veine française. » Aucun patois, aucun jargon artificiel, fût-il le plus ingénieux du monde, ne doit trouver grâce devant la critique : ou reproduisez les lignes naturelles et non les caprices, non les anomalies de la réalité, ou cessez d’écrire. Quant aux mots spirituels, s’ils ne jaillissent pas du choc même de votre dialogue avec un air de spontanéité, retranchez-les, ils ne valent rien. Rabelais, Molière, Voltaire, les maîtres du rire, ont dans tout leur œuvre bien peu de mots qui se puissent détacher de l’endroit où ils sont nés, et leurs saillies les plus comiques ou les plus caustiques ne déchirent jamais le tissu de leur phrase. En un mot, que le théâtre garde l’empreinte de la réalité contemporaine, qu’il en reçoive même, s’il se peut, une plus vigoureuse et plus fidèle empreinte; mais qu’il s’élève par la forme et par le fond : toute la réalité n’est pas faite d’ordures et de fumier, tout ce qui se dit ne mérite pas d’être consigné par écrit ou amplifié par la voix de l’acteur. L’art dramatique comporte le choix et le discernement, comme tous les autres arts. Et qu’on n’objecte pas les dispositions frivoles du grand nombre. Nous sommes de l’avis de Cervantes, qui, répondant en un passage de son Don Quichotte aux courtisans malavisés du public, prétend que le vrai coupable n’est point la foule, et ne craint pas d’accuser directement les auteurs « qui ne savent lui servir autre chose. » Vienne un talent mâle et simple, connaissant les ressources de la langue et sachant n’en point abuser, amoureux de l’art et de la vérité, et non pas du succès : tout ce qui tient l’art en estime accourra vers lui, et il aura par surcroît le succès populaire. C’est un paradoxe enterré que celui des génies ou même des talens méconnus, et c’est un instinct, c’est un besoin universel d’aller au talent, dès qu’il apparaît, comme on va au soleil, pour voir clair.


FELIX FRANK.


V. DE MARS.