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joueur, dans cette pièce, est un bon époux, un excellent père; mais il est joueur, et la vue de cet enfant qu’il aime, de cette femme qu’il adore, ne l’empêche pas de retomber dans le vice dont il comprend toute l’horreur; même, dans un accès de frénésie, il est près de tuer son fils. C’est là un trait forcé, nous l’avouons; ce qui ne l’est pas, c’est le spectacle d’un père que ne peut arrêter la pensée d’un enfant et d’une femme compromis par lui : le monde est trop plein de tels drames pour qu’on nous contredise. Hormis le dénoûment, l’ensemble de l’œuvre est le même chez l’auteur d’aujourd’hui que chez l’auteur d’autrefois. Raoul de Villefranche est marié comme Beverley; comme lui, c’est un galant homme, et, comme lui, on le voit, à l’instigation d’un faux ami, risquer au jeu les diamans de sa femme. Le traître Stukéli s’est perfectionné dans les mains de M. Barrière : il s’appelle aujourd’hui Hector d’Argelès. La sœur de Beverley, qui avertit, au début de la pièce, Mme Beverley, et lui montre l’avenir gros de malheurs, est remplacée dans le Démon du Jeu par Marguerite de Launay, une jeune veuve qui s’oppose d’abord au mariage de Mlle Trumeau avec le joueur. Ces ressemblances n’empêchent pas la pièce de M. Barrière d’être une étude contemporaine. On peut emprunter aux autres, pourvu qu’on ait quelque chose en propre, et le public ne se plaindra pas de retrouver dans ce tissu de scènes émouvantes quelques réminiscences combinées avec des observations de fraîche date. Ce n’est donc pas une critique, c’est un rapprochement que nous avons eu l’intention de faire ici, et une simple remarque en faveur de Beverley.

Saurin nous ramène au début de ce rapide tableau. Beverley est écrit en vers libres; c’était déjà beaucoup pour l’époque que de s’éloigner de l’alexandrin auquel Molière était resté fidèle, excepté dans Amphitryon. Depuis l’année 1735, où La Chaussée écrivait le Préjugé à la mode et choquait Voltaire en commençant la fortune de la comédie larmoyante, les idées s’étaient bien transformées. Diderot, en 1757, avait écrit le Fils naturel, et en 1758 le Père de famille, représenté en 1761 avec un succès extraordinaire. L’essai dédié à Grimm et intitulé : De la Poésie dramatique, où il expose la théorie des réformes souhaitées par lui, forme avec les trois entretiens qui accompagnent le Fils naturel, avec le livre de Mercier et avec les préfaces des pièces de Beaumarchais, entre autres celle d’Eugénie, un curieux dossier qu’il faudrait compléter par les notes critiques de Voltaire et par quelques réflexions très justes et très fortes de Marmontel, pour bien suivre le procès pendant au XVIIIe siècle entre les deux camps du monde dramatique. Nous avons réalisé, et au-delà, ce que demandaient les partisans du genre mixte préconisé par Diderot; seulement nous avons gardé, grâce à Beaumarchais, l’éclat de rire, que l’auteur du Père de Famille bannissait comme trop frivole et qu’il voulait remplacer par le sourire. Diderot avait recommandé l’emploi de ces personnages « comme il y en a tant dans le monde et dans les familles, qui se fourrent partout sans être appelés, et qui, soit bonne ou mauvaise volonté, intérêt, curiosité...