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ordre, La Chaussée. Diderot vint plus tard, et fut un guide pour Beaumarchais au début et au terme de sa carrière littéraire. Après Diderot et Beaumarchais, un homme d’un esprit bizarre, qui fut souvent médiocre, plus d’une fois absurde et parfois réellement inspiré par les besoins du temps, Sébastien Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, promulgua une espèce de code du drame où le ton solennel et déclamatoire domine, mais où l’on sent comme le souffle d’une bien autre et bien plus audacieuse révolution dans les idées, les mœurs et les institutions de la France. Ce livre anonyme, intitulé Du Théâtre ou Nouvel Essai sur l’art dramatique date de 1773. Ainsi, longtemps avant qu’il fût question chez nous de romantisme ou de réalisme, et devançant de beaucoup la fameuse préface de Cromwell, des essais et des critiques en tous sens avaient répandu dans le monde dramatique comme une semence de révolte. C’est ce mouvement qui, suspendu plutôt que détourné par la révolution de 1789, repris à une autre époque et accéléré par une impulsion reçue du dehors, recommença en partie sous la restauration, grâce aux hardies tentatives de la jeune école; c’est ce mouvement, issu d’une idée de réaction contre les conventions tragiques et les gênes de la comédie elle-même, qui aboutit maintenant, après avoir traversé le tourbillon des littératures étrangères et la mêlée romantique, aux efforts persistans, sinon encore au triomphe du moderne réalisme.

Les partisans du genre mixte au XVIIIe siècle réclamaient pour ancêtre dans l’antiquité l’auteur de l’Andrienne et de l’Hécyre, le classique Térence : ils outrèrent leur modèle et eurent le tort d’introduire dans leurs œuvres le ton sentencieux d’une morale et d’une philosophie gâtées par l’emphase. Voltaire, qui ne prisait guère leurs théories ni leurs pièces, et qui plaidait pour la tradition du siècle de Louis XIV, se rapprochait d’eux pourtant par cet emploi fréquent des maximes, par ces instincts de propagande, si remarquables chez lui, sous les formes les plus variées, dans la tragédie comme dans le roman, dans la poésie la plus badine comme dans la prose la plus sérieuse; mais leur principe était le sentiment, celui de Voltaire la raison. N’était-ce pas dès lors, et avant l’arrivée de Rousseau, une première escarmouche de l’esprit de Rousseau luttant contre l’esprit de Voltaire? D’autre part, ce successeur des Corneille et des Racine continuait-il vraiment leur œuvre autant qu’il le croyait? En admirant, malgré bien des réserves, les rudes beautés de Shakspeare, en imitant si peu que ce fût ce génie sauvage, disait-il, et dont nos romantiques devaient se faire un patron, Voltaire ne rompait-il pas à son insu avec les maîtres du XVIIe siècle pour explorer des régions moins connues? et n’osait-il pas quitter la Grèce, Rome, nos civilisations occidentales, pour nous familiariser avec un monde étrange et lointain dans l’Orphelin de la Chine ? Qu’il ait adouci, retranché, défiguré tel ou tel détail, il n’importe. Ce qui ressort pour nous d’une étude impartiale de l’homme et de l’écrivain, c’est qu’il modifia la tragédie par le fond des pensées et même par la forme de l’action. Le choc des événemens, la rapidité de l’action, l’effet (au sens moderne et spécial du