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ses actes arbitraires lui ont fait perdre d’influence morale dans le pays, Il est peut-être déjà trop tard pour un changement de ministère; ce sont les idées du roi qu’il faudrait changer. On a parlé d’une abdication; cette solution est redoutée par les circonspects. Ceux-ci pensent qu’on pourra plus longtemps faire prendre patience au peuple prussien en lui montrant le prince royal en réserve dans un mystérieux demi-jour; ils espèrent qu’en attendant le moment où la nature l’appellera à porter le fardeau du pouvoir, quelque circonstance imprévue en aura allégé le poids.

Où va donc la Prusse? A une révolution, dirait-on en France. On est moins pressé en Allemagne d’appliquer la logique à la politique conjecturale. La situation intérieure de la Prusse dépendra beaucoup de ce qui va se passer dans le reste de l’Allemagne. Quoique le sort de leurs libertés touche réellement les Prussiens, il n’est pas douteux que si M. de Bismark se fût associé avec décision aux tendances unitaires, les libéraux en revanche se fussent montrés plus tolérans envers lui. Comment expliquer du reste cette situation vraiment extraordinaire où nous voyons le parti qui réclame la réduction de l’armée pousser aux agrandissemens extérieurs, tandis que le roi, à qui ces agrandissemens devraient le plus profiter, semble prendre à tâche de s’isoler de toute l’Allemagne? Ne semble-t-il pas que des élémens naturels de réconciliation doivent exister en Prusse entre le roi et le parti libéral, et que, si cette réconciliation s’opérait, la Prusse devrait supplanter l’Autriche dans la direction du mouvement allemand? Ces élémens existent assurément; mais ils Sont frappés de stérilité par la politique de caste qui s’est emparée du gouvernement de la Prusse. La question politique est faussée par une funeste question sociale.

C’est que, pour le malheur de l’Allemagne, les classes y sont marquées non-seulement par de profondes divisions, mais par des haines vivaces. Ni la pratique des libertés publiques n’est venue les adoucir, ni le niveau de la révolution les confondre. Ces divisions et ces haines ont envenimé et dénaturé la question politique. L’aspiration à l’unité nationale, étant le sentiment le plus général en Allemagne, aurait dû, ce semble, dominer ces animosités déplorables. Que l’on cause avec des Allemands de toutes les classes, même avec ces princes qui perdraient tout à l’unité, on voit bien vite que le sentiment national, l’idée d’une patrie commune sont comme innés en eux. Aussi le National-Verein, avec son vague programme, réunit-il bientôt une portion importante de la population allemande. Cette partie de la nation instruite, intelligente, peu pratique, qui, en Allemagne, est plus nombreuse et mieux distribuée que partout ailleurs, se lança dans ce mouvement, et entraîna le reste de la bourgeoisie, habituée à la suivre. Mais si depuis 1848 les droits féodaux ont disparu dans presque toute l’Allemagne, quelques privilèges de la noblesse ont subsisté, d’autant plus blessans qu’ils sont moins justifiés. L’esprit de caste d’un côté, la jalousie de l’autre ont survécu aux causes qui les avaient fait naître. C’est en Prusse surtout que se produit cet antagonisme. Dans ce pays, la bourgeoisie, de plus en plus éclairée, riche,