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Laisser les enfans derrière nous, c’était tout bonnement se créer de nouveaux soucis. Susan, une fois rassurée sur le compte de Fred, aurait été à leur sujet comme une âme en peine... Et pour en finir il aurait fallu les aller chercher... Le plus court était de les amener tout de suite. Qu’en pensez-vous, docteur?... Un instant, Fred!... c’est assez de bière pour aujourd’hui... »

Et la petite main de Nettie arrêta au passage la bouteille à moitié vidée. Fred rougit quelque peu en faisant les gros yeux à sa belle-sœur; mais il céda néanmoins, et sans mot dire. Céder à Nettie semblait une nécessité providentielle. Elle m’amusait, je dois le dire, au dernier point. Je me sentais enclin devant elle à tout oublier, à tout pardonner. Une faiblesse fraternelle dont je m’étais cru guéri me reprenait par momens. J’allai jusqu’à témoigner quelque amitié à ma belle-sœur, et je crois, Dieu me pardonne! que je fis une niche à l’un des enfans. Ces pauvres enfans, après tout ne fallait-il pas les plaindre? Avec un père comme le leur, déjà parvenu à un âge où on ne remonte plus le courant de la vie, que deviendraient-ils? quels seraient leurs soutiens? Le cœur me manquait à cette seule idée. Sur les six personnes assises avec moi devant cette table, Nettie seule semblait douée de quelque vouloir et de quelque raison; mais suffirait-elle à sa tâche, et, si elle échouait, à qui recourrait nécessairement ce groupe d’infortunés? A moi, sans nul doute. Cette perspective n’avait rien de particulièrement comfortable. Quand on se tue de travail pour sa famille, le salaire est à côté de la peine. En est-il de même quand il s’agit des enfans d’autrui? Ces tristes questions, que je m’adressais sans y pouvoir répondre, me coupèrent peu à peu la parole, et la conversation, à laquelle je ne prenais plus part, tomba d’elle-même.

Aussi fus-je charmé de me retrouver dans mon drag en tête-à-tête avec Nettie.

« Quel joli chemin! disait-elle, et à travers ces portes parfois entr’ouvertes comme on surprend au passage de ravissans intérieurs!... Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, et j’ai à causer sérieusement avec vous... Fred, je m’en aperçois, nous a fait mensonges sur mensonges... Je me garderai bien de le dire à Susan, qui croit à ses paroles comme à l’Évangile; mais entre nous, docteur Edward, votre frère est-il bon à un métier quelconque?

— Pour le moment,... commençai-je fort embarrassé.

— Pour le moment, interrompit-elle avec un peu d’impatience, pour le moment il n’est bon à rien, et je ne me figure pas qu’on ait jamais pu penser de lui autre chose... On disait pourtant beaucoup de bien de son esprit quand il débuta dans la colonie... Pourquoi Susan l’a épousé, je ne saurais le dire... Avec ses airs soumis,