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opulence et de son importance politique: elle ne sera plus que l’ombre de la brillante capitale que les traités devaient ouvrir au commerce des nations occidentales. Voilà le prix dont le taïkoun aura payé son alliance avec les étrangers : ses nouveaux amis auront amené sa ruine, à moins qu’ils ne s’unissent un jour à lui pour restaurer sa puissance et faire valoir les droits et les prérogatives qu’il tient des lois sacrées de Gongen-sama.

Lors de mon premier séjour à Yédo, cette ville n’avait encore rien perdu de son éclat et de sa vie. Dans les longues rues de la cité se pressait une multitude affairée. Des hommes de peine, aux membres robustes, brûlés par le soleil et bizarrement tatoués, traînaient de lourds chariots sur lesquels étaient entassées des marchandises de toute espèce; ils avançaient d’un pas lent et cadencé, poussant à intervalles réguliers des cris perçans pour chasser l’air engagé dans leurs poumons[1]. Des marchands ambulans, des charlatans, tenaient boutique en plein air, et vantaient avec volubilité la qualité de leurs marchandises ou l’efficacité de leurs drogues. Dans les carrefours étaient réunis des prestidigitateurs, des jongleurs, des lutteurs, des diseurs de bonne aventure et des chanteurs de complaintes qui expliquaient des tableaux grotesques représentant des assassinats, des incendies, des batailles. Un public nombreux entourait ces spectacles. Dans les rues plus retirées, une foule d’enfans, qui n’étaient surveillés par personne, dormaient, mangeaient, jouaient ou travaillaient, et passaient ainsi hors de la maison paternelle presque toute la journée. Leur récréation principale était le cerf-volant : des milliers d’entre eux se livraient à cet amusement, et des personnes plus âgées ne dédaignaient pas de le partager lorsque la brise devenait favorable.

Les quartiers aristocratiques semblaient déserts, comparés aux rues bruyantes de la cité. Les palais, qui, avec leurs jardins et leurs vastes parcs, occupent des rues entières, demeuraient fermés; on ne rencontrait guère que des fonctionnaires et des soldats, ou le norimon de quelque grand personnage, dont le cortège défilait en silence, tandis que le peuple s’écartait respectueusement. Autour des temples, ce n’étaient que prêtres, moines, mendians[2], en un mot toute la gent fainéante qu’abritent les églises bouddhiste et sintiste.

  1. L’habitude de crier pendant le travail est très répandue dans l’extrême Orient : à Shang-haï surtout, les cris aigus des portefaix chinois remplissent les quais et les carrefours d’un bruit assourdissant.
  2. Parmi les mendians, qui forment une caste particulière, on remarque surtout les mendians dits à la corbeille. Ce sont d’anciens nobles dégradés qui, honteux de l’état auquel ils sont réduits, portent sur la tête un tube en bambou tressé qui repose, comme le ferait un chapeau trop large et trop long, sur leurs épaules, et qui cache leurs traits complètement. — Il est défendu sous des peines sévères de vouloir pénétrer l’incognito de ces lonines.