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stration ouvertement hostile. Nos yakounines, qui avaient ôté leurs chapeaux et qui osaient à peine lever les yeux, avaient l’air fort embarrassé; ils ne reprirent leur bonne humeur qu’en voyant enfin la route libre devant eux, et ils parurent très contens d’être sortis sains et saufs de la situation où le hasard nous avait placés.

Au-delà d’Omori, la route s’anima de plus en plus. Après avoir franchi plusieurs ponts en bois et traversé de jolis villages dont chaque habitation était une boutique, un restaurant ou une auberge, nous tournâmes à droite, nous rapprochant ainsi de nouveau de la mer, que, depuis Kavasacki, nous avions perdue de vue, et tout à coup nous aperçûmes en face de nous Yédo, la seconde et la plus opulente des deux capitales du Japon[1]. La situation de cette ville est des plus heureuses. D’une étendue plus vaste que les grandes métropoles de l’Europe, elle est située sous un beau ciel et sur un terrain doucement ondulé, au bord d’un golfe magnifique dont elle suit la courbe gracieuse. Les parcs et les jardins la couvrent en si grand nombre, qu’ils lui donnent de loin l’aspect d’un parc immense. De toutes parts on aperçoit des arbres disposés en massifs ou en allées ; leur épais feuillage masque les modestes habitations bourgeoises, et ne laisse voir que les temples et les innombrables palais des familles princières qui, depuis deux siècles, sont obligées de résider à Yédo, dans le voisinage et sous la surveillance du taïkoun. On voit dans le golfe des bâtimens de toute espèce, tels que bateaux à vapeur d’Occident, acquis à grands frais par la cour de Yédo, navires à voiles, également de construction européenne, jonques plaquées de cuivre, à la lourde mâture et aux voiles carrées, bateaux de pêche à la poupe effilée en bec de canard, enfin petites embarcations en nombre incalculable. Au milieu du golfe, à 3 ou 4 kilomètres du rivage, on a construit, il y a peu de temps, cinq forts, dont les murailles en granit clair forment un contraste pittoresque avec la fraîche verdure qui tapisse les remparts et avec le sombre azur de l’eau qui les entoure. Dans le lointain, vers l’ouest, court la chaîne des hautes montagnes de Hankoni, et au-dessus d’elle se détache, dans sa solitaire et incomparable magnificence, le pic de Fousi-yama.

Nous traversons une petite place carrée où l’herbe pousse, et qui renferme au centre une statue en pierre d’un Bouddha. Une douzaine de chiens à demi sauvages s’enfuient en hurlant à notre approche. C’est la place des exécutions capitales, située comme une menace à

  1. La première et l’ancienne capitale du Japon est, on le sait, Kioto, où réside le mikado, le souverain légitime; elle se trouve dans l’intérieur du pays, à 50 kilomètres d’Osakka, le plus grand entrepôt du commerce japonais, et figure sur nos cartes sous le nom de Miako, qui signifie simplement capitale.