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nos amuseurs modernes, ou plutôt ce n’est pas nous qui le leur dirons, ce sont les génies mêmes de la scène comique. Certes, s’il est un poète qui ait usé et abusé du rire, du risible, du comique, de la bouffonnerie grossière et du mot ordurier, c’est Aristophane. Il ne s’est rien refusé, il n’a rien ménagé; il s’est rendu trop souvent illisible et intraduisible, et quelque sincère admiration que l’on éprouve pour un génie de cette vigueur, de cette abondance et, par momens, de cette grâce et de cette pureté, on est contraint de déplorer le cynisme où trop souvent il s’est complu. Pourtant, comme il connaissait les règles de son art et cette âme humaine qu’il voulait charmer et séduire tout en la châtiant, il fait trêve parfois, il change de ton, et un lyrisme doux, suave, sympathique, noble même, interrompt le courant de sa verve comique et berce délicieusement l’esprit, sauf à le rejeter bientôt, par un coup de sifflet, en pleine comédie. Voici par exemple le chant harmonieux et grave adressé aux spectateurs par les Oiseaux dans la comédie de ce nom :

Humains, faibles humains, errant dans la nuit sombre,

Race sans consistance, espèce de limon,
Plus légers que la feuille et plus frêles que l’ombre,
Créatures d’un jour, sans ailes et sans nom,
Mortels infortunés qu’on appelle des hommes
Et qui ne ressemblez qu’aux songes passagers,
Écoutez ce discours, apprenez qui nous sommes :
Immortels, éternels, à la terre étrangers,
Libres enfans des airs, toujours beaux de jeunesse
Sur l’immense infini fixant toujours les yeux.
Nous vous révélerons la céleste sagesse,
L’essence des oiseaux, l’origine des dieux,
La coupe d’où les eaux s’épanchent en rivières,
Le Chaos et l’Érèbe, abîmes inconnus,
Et quand nous vous aurons dévoilé ces mystères,

Mortels,… envoyez-nous promener Prodicus[1].

De tels passages, et ils ne manquent pas, nous montrent que le grand comique se gardait bien de surmener les Athéniens et de les soumettre à l’épreuve, aussi périlleuse pour lui que pour eux, d’un rire sans repos. Comme Aristophane, Shakspeare avait à son instrument des cordes diverses qu’il savait faire résonner tour à tour. Mieux peut-être encore que l’auteur des Nuées, des Acharniens, des Chevaliers, il a connu le secret de tempérer et même de suspendre l’effet trop actif du comique; il a mêlé plus d’une fois la sensibilité à l’ironie et l’amour au scepticisme. Qu’on se rappelle seulement les deux charmantes figures de Rosalinde et de Béatrix, qui se mo-

  1. Nous citons la traduction de M. Eugène Fallex, qui a mis en vers avec un rare bonheur un grand nombre de Scènes d’Aristophane et le Plutus tout entier (2 volumes in-18, 2e édition, 1863).