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dupés, et ce sentiment désagréable, bien loin de surexciter notre énergie intellectuelle jusqu’à son plus haut degré d’intensité, l’arrête, la glace. Nous demeurons penauds et interdits ; nous craignons d’être ridicules, et en fait ne serait-ce pas l’être tant soit peu que de prendre un nain pour un géant par cela seul qu’il a baissé la tête en passant sous une porte ? Ainsi il faut choisir : ou la première affirmation n’est pas, et alors le rire n’a pas sa cause dans le prompt démenti que le rieur se donne à lui-même, ou cette première affirmation est réelle, et si elle l’est, la négation qui la détruit anéantit toute possibilité de rire.

Que l’on tourne et retourne le phénomène du rire de toutes les manières, jamais on ne réussira à prouver qu’il consiste dans une réaction de l’esprit du rieur contre lui-même, cette réaction ne fût-elle qu’instantanée. D’ailleurs elle ne saurait être suivie d’une nouvelle action amenant une nouvelle réaction ; la première réaction paralyserait l’énergie de l’âme, et le phénomène cesserait. Dans le rire, nous n’allons pas de nous à nous-mêmes, mais, ce qui est fort différent, nous oscillons de nous-mêmes à l’objet et réciproquement. On ne se fait pas rire soi-même. Le rire est un épanouissement, une explosion essentiellement expansive, et dont la cause nous est extérieure. Jean-Paul l’a finement indiqué dans une page piquante où il constate ce détail curieux et significatif : que si nous sommes à un faible degré complices de celui qui nous chatouille, aussitôt la vivacité du chatouillement s’émousse. « Nous ne sentons, dit-il, qu’à moitié le chatouillement sous l’aisselle ou sous le pied quand il est produit avec notre consentement par un doigt étranger ; quant à notre doigt, il n’y produit rien de semblable. » Le spirituel humoriste a touché juste. Il aurait dû marquer davantage le trait qui rattache son observation à la théorie du rire psychologique. Ce trait, c’est que de même que, pour nous chatouiller, il faut une main étrangère et libre de toute direction de notre part, de même aussi, pour nous imprimer la secousse du rire intérieur, il faut un objet extérieur, ou pris pour tel, et qui agisse sur nous sans notre participation. Il est bien entendu que nous percevons l’objet risible et que même nous y devenons attentifs : autrement il nous serait inconnu ; mais cette perception, même attentive, n’est pas le jugement parasite qu’on voudrait greffer sur le phénomène et qui doit en être retranché.

Débarrassée de cette malencontreuse surcharge, la théorie se relève ; elle marche régulièrement, et il devient plus aisé de l’entendre et de la suivre. Se sentir vivre sans souffrance est agréable à l’homme. Agir, c’est vivre ; se sentir agir librement, fortement, est un plaisir. Quand on est en pleine vigueur, chasser, nager, monter à cheval, se livrer à la gymnastique sont autant de plaisirs qui con-