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bord la chose dont on ne rit qu’ensuite. Rire de ce qu’on ignore absolument est radicalement impossible : on l’avoue en donnant à l’entendement le pas sur la sensibilité. Cette priorité de l’intelligence sera-t-elle maintenue ? Nous verrons bien. Pour le présent, on semble la reconnaître, et c’est un mérite que nous aimons à signaler.

Toutefois ce n’est point assez. Une des nouveautés à introduire dans la monographie du rire et du risible eût été la description exacte du phénomène intellectuel par lequel débute le rieur. Or dire que le risible est ce qui force l’entendement à affirmer les contradictoires, voilà qui est incontestablement nouveau ; mais est-ce exact ? Nous n’hésitons pas à le nier. Pourquoi ? Parce que, ainsi que nous l’avons rappelé déjà, la nature de l’esprit humain s’y refuse, comme le même espace se refuse à contenir deux corps différens au même instant. Affirmer en même temps que le même objet est blanc et noir, rond et carré, vrai et faux, personne ne le peut ni ne le pourra jamais. Pourtant, si Aristote, si Leibnitz et tant d’autres s’étaient trompés, si les exemples que l’on invoque prouvaient que le principe de contradiction est un joug léger que l’esprit humain secoue ou brise quelquefois, il faudrait bien nous rendre à l’évidence. Examinons donc les exemples sur lesquels s’appuie M. Dumont ; d’ailleurs ils sont très simples et faciles à discuter[1]. « Un homme distrait veut sortir d’un salon où il laisse nombreuse compagnie; il se croit à la porte de la rue, et s’écrie : « Le cordon, s’il vous plaît ! » Nous éclatons de rire : que s’est-il passé en nous ? » M. Dumont est convaincu qu’à ce cri, par une erreur rapide comme l’éclair, mais néanmoins réelle, nous avons cru et affirmé que cet homme était devant la porte de la rue, puis que, revenus de cette illusion, nous avons nié ce premier jugement, et qu’ainsi l’élément intellectuel du rire, ou le risible dans l’esprit, c’est une affirmation tout aussitôt niée. L’auteur nous accordera, nous en sommes certain, que former un jugement et le détruire sont deux actes successifs, non deux actes simultanés, et qu’il est obligé, sous peine de se contredire, de modifier gravement les termes de sa définition ; mais il y a plus : qu’il nous permette de lui demander si, lorsque son distrait a crié, en plein salon : « Le cordon, s’il vous plaît ! » il s’est trouvé un seul assistant, nous disons un seul, capable de s’abuser au point de se croire, ne fût-ce qu’une seconde, près de la loge du concierge ? À qui fera-t-on admettre que toutes ces personnes qui ont éclaté de rire ont toutes partagé, ne fût-ce qu’un instant, l’erreur du distrait, que toutes elles ont affirmé instantanément que la porte du salon

  1. Ces exemples seront même trouvés peut-être par trop simples. Nous avons cru devoir les reproduire, parce que l’auteur des Causes du Rire les a pris pour base de son analyse, et afin de présenter exactement, et jusque dans sa forme extérieure, l’opinion que nous allons combattre.