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Vous n’êtes vraiment pas fait pour une profession libérale... On ouvre boutique, mon cher, quand on a ces façons de voir... Du reste, je ne vous les avais jamais connues... Il faut que vous soyez tourmenté de quelque chose que je ne sais pas... Je n’insiste nullement pour avoir vos secrets; mais si vous m’en croyez, nous passerons ici même dans ce joli salon (Crésus que vous êtes!) une soirée comfortable... Faites apporter le souper, je vous régalerai de mes histoires australiennes... Vous saurez, à un iota près, ce qui m’a fait quitter la colonie... La vérité tout entière vous sera connue... »

Le croirait-on? cet absurde langage a fini par triompher de mes répugnances. J’avais besoin d’oublier, j’avais soif d’épanchemens, d’affection, de vieux souvenirs. Je ne me suis repenti que ce matin, — en m’éveillant la tête un peu lourde, les idées un peu moins nettes qu’à l’ordinaire, — d’avoir cédé aux perfides insinuations de mon frère aîné.


….. Quelle journée, quelle catastrophe! J’étais à peine habillé, on frappe à ma porte : « Deux dames vous demandent... Elles attendent en bas; elles ont sollicité la permission de déposer leurs malles dans le vestibule... » On juge de ma stupéfaction : « Leur nom? — Elles veulent vous le dire elles-mêmes. » J’achève ma toilette dans un trouble d’esprit incroyable, et je descends quatre à quatre. A la porte du salon, cependant un bruit de voix m’arrête, et j’écoute fort indiscrètement, je l’avoue. Les propos du reste, articulés d’une voix très douce, n’avaient rien de confidentiel. « Bon Dieu ! disait la voix, quelle odeur de tabac dans cette pièce !... Pour se supporter dans une atmosphère pareille, il faut qu’il ressemble à Fred. — Pauvre Fred ! reprit alors une autre voix plaintive et traînante... Pourra-t-on nous dire où il habite?... Mais chut, j’entends un pas derrière la porte !... » Le moment d’entrer était venu; j’entre en effet et me trouve en face de mes inconnues, qui venaient de se retourner toutes deux : l’une assise près de la table, l’air inquiet, le teint un peu flétri (c’est la voix plaintive), se soulève et tend vers moi des mains suppliantes. L’autre, plus jeune, plus alerte en ses mouvemens, tête vive et brune, surchargée d’abondans cheveux noirs, toute vie et toute action, se hâte de s’interposer entre sa compagne et moi. Est-elle jolie? Je n’en sais trop rien. Ses prunelles noires ont l’éclat de la mûre, et ses lèvres rouges celui de l’églantine. Elle prend la parole la première avec une certaine précipitation : « C’est votre frère, monsieur, dont nous voudrions savoir l’adresse... Nos lettres devaient lui être acheminées chez vous... Mais il n’écrit pas depuis un an, et ma sœur est fort inquiète.