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fléchir l’âme de leur mère ; mais elle s’appelait Cornélie, elle était de la hautaine race des Cornelii : ses traditions de famille, les opinions de son entourage, lui faisaient condamner les projets de ses fils. Elle ne voyait dans celui de Caïus Gracchus que le désir de venger Tiberius. « À moi aussi, lui écrivait-elle, rien ne semble plus beau que de se venger de ses ennemis, quand cela peut se faire sans que la patrie périsse ; mais si nous ne pouvons le faire qu’à ce prix, il vaut mille fois mieux que nos ennemis soient épargnés, et que la patrie ne périsse pas. » Dans ses inquiétudes de patricienne et de mère de famille, elle ajoutait : « Les entreprises téméraires de notre famille n’auront-elles pas un terme ? Où nous arrêterons-nous ? N’avons-nous pas assez agité et ébranlé l’état ? » Gracchus eut pu lui répondre : « Ma mère, je veux l’affermir et le sauver. »

Mais les scrupules aristocratiques de Cornélie ne l’empêchaient pas, le jour où Caïus était en danger, de faire venir de la campagne des cliens pour le défendre. Puis, quand ses deux fils eurent succombé, les scrupules de parti et de race s’effacèrent devant le respect de son deuil, et elle adopta sans réserve leur cause, lorsqu’elle eut échoué. Après la triste fin de Caïus, elle se retira dans une villa près du cap Misène, non loin de Literne, où son père était mort dans un volontaire exil. Là, elle refusa d’un Ptolémée, qui lui offrait de l’épouser, le titre de reine d’Egypte. Elle y menait une existence grande et hospitalière. On venait de partout la visiter, l’entendre retracer le genre de vie de son père l’Africain, et raconter les actions et la mort de ses fils avec une fierté qui ne lui permettait pas les larmes, « non plus, dit Plutarque, que si elle eût raconté quelque ancienne histoire. » — « Les petits-fils du grand Scipion, disait-elle, étaient mes fils. » Et, faisant allusion au très saint Capitole et au bois de la déesse Furina, au-delà du Tibre : « Ils méritaient de tomber dans ces lieux consacrés, car ils sont morts pour une cause sublime, le bonheur du peuple romain ! » Quand on la plaignait, elle, mère de douze enfans, de les avoir tous perdus, elle répondait : « Jamais je ne pourrai me dire malheureuse, car j’ai enfanté les Gracques. »


J.-J. AMPERE.