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accrue par une flagrante iniquité. Ils voulaient aller au-devant du mécontentement des populations italiotes en leur offrant l’égalité de droits qu’ils réclameraient par la guerre sociale, et qu’après une sanglante résistance il fallut leur accorder. Ces deux buts étaient grands; il était sage et patriotique d’y tendre par une réforme de la législation. C’est ce que voulurent les Gracques. Ils échouèrent contre l’avarice et l’orgueil de leurs; ennemis. Pendant les cinq premiers siècles de Rome, j’admire beaucoup l’aristocratie romaine, la fermeté et la suite de ses desseins, la hauteur de son courage dans les périls; mais dès lors on remarque en elle ces deux défauts, orgueil et l’avarice. Quand à côté des vieilles races viennent se placer les grandes existences financières, son orgueil ne diminue pas, et son avarice tourne à l’avidité. Le plus honteux de ces deux défauts, l’avarice, put seul fermer les yeux à l’équité et à l’opportunité des mesures agraires de Tiberius; l’orgueil, à l’équité et à l’opportunité des propositions de Caïus en faveur des Italiens.

Les Gracques n’étaient donc point des factieux; en voulant introduire légalement dans la constitution romaine des améliorations nécessaires et qui seules pouvaient la faire vivre, ils étaient des novateurs éclairés et des conservateurs hardis. S’ensuit-il que tous les détails de leur conduite aient été irréprochables? Qui est irréprochable dans les luttes civiles? L’opiniâtreté de la résistance irrite et entraîne parfois trop loin. La plus grande faute de Tiberius fut de faire déposer par le peuple son collègue Octavius. La plus grande faute de Caïus fut d’aller rejoindre Fulvius Flaccus et les insurgés de l’Aventin. Leur excuse est dans la nécessité, qui peut être une excuse, mais n’est jamais une justification. A faire autrement, il y allait pour l’un du succès de son noble et utile dessein; pour l’autre, de la possibilité de vivre. N’importe, je ne les justifie point; mais quand je compare l’ensemble de leur conduite avec celle des ennemis qui assassinèrent l’un et forcèrent l’autre à mourir, sans pouvoir les accuser d’aucun crime, j’aurais peine à comprendre comment le nom des Gracques, déjà dans l’antiquité, était le synonyme de factieux :

Quis tulerit Gracchos de seditione querentes?[1]


si je ne voyais de nos jours certains préjugés nationaux et populaires tout aussi peu fondés, et qui, les événemens aidant, menacent de passer dans l’histoire.

Ce furent aussi les événemens et les circonstances qui établirent l’injuste lieu commun sur les Gracques, lieu commun que du reste

  1. « Qui pourrait supporter les Gracques se plaignant de la sédition? »