Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/103

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lonté impitoyable du sénat, la vieille tradition romaine dans toute sa férocité. Les Gracques et le parti novateur qu’ils représentaient commençaient à sortir de ce point de vue étroit et barbare de la conquête sans merci, et déjà Tiberius avait donné l’exemple de quelque humanité pour les peuples vaincus. Le sénat s’opposait fortement au projet de coloniser Carthage; il avait fait parler les aruspices, qui avaient déclaré qu’il fallait renoncer à ce projet parce que des loups avaient arraché les bornes de délimitation que Gracchus et son ami Fulvius Flaccus avaient fait planter; mais ceux-ci affirmaient que les loups n’avaient point arraché les bornes, ce qui en effet n’était guère vraisemblable, et persistaient malgré cette grave objection à maintenir l’utilité de leur loi. Le peuple allait décider.

Le matin du jour où l’on dev ait prononcer sur la rescision des lois de Caïus Gracchus touchant la colonisation de Carthage, lui et le consul Opimius s’établirent tous deux de bonne heure sur le mont Capitolin. Tous les partis choisissaient cette position dominante pour tenir les assemblées qui devaient être orageuses; à tout événement, on espérait rester ainsi maître du Capitole. Appien parle de poignards apportés par les plébéiens, ce que ne dit pas Plutarque. Après ce qui s’était passé, cela prouverait seulement qu’ils ne se souciaient pas d’être assommés sans se défendre.

Fulvius Flaccus avait commencé à parler quand Gracchus arriva sur le Capitole, où son frère avait été massacré. En attendant la fin du discours, il se promenait sous le portique bâti par le père de Scipion Nasica, l’assassin de Tiberius. Ce lieu n’était pas propre à lui faire oublier, non plus qu’à ses amis, un tel attentat. Ils devaient être dans une disposition irritée. Un pauvre diable nommé Antyllus, attaché au service du consul, vint à passer portant les entrailles sacrées, et avec l’insolence d’un employé subalterne s’écria: « Allons, mauvais citoyens! place aux honnêtes gens[1]! » et il insulta du geste les amis de Gracchus, qui étaient de méchante humeur et qui tuèrent Antyllus. Gracchus les tança vertement, leur disant qu’ils donnaient beau jeu à ses ennemis. En effet, le consul Opimius déjà demandait vengeance du meurtre d’Antyllus, et Caïus offrait de se justifier quand une pluie, probablement une de ces pluies soudaines et torrentielles de l’été comme on en voit à Rome, fit dissoudre l’as-

  1. Appien raconte la chose un peu autrement. (B. Civ. 1, 25), . Antyllus serait un plébéien qui offrait là un sacrifice, et qui, prenant la main de Caïus, l’aurait adjuré de renoncer à ses desseins contre la patrie. La circonstance des entrailles portées par Antyllus semble donner à la version de Plutarque un caractère de probabilité qui manque à la narration d’Appien, où l’on voit un plébéien offrir un sacrifice sur le Capitole dans une assemblée, ce qui est peu conforme à la vraisemblance.