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à rallier dans un effort commun toutes les fractions du parti libéral. Après la victoire, il résigna ses fonctions à la trésorerie, et sur les instances de ses amis politiques accepta la place de secrétaire d’état du département de la guerre, qu’il occupa jusqu’en 1834 en y laissant les plus honorables souvenirs. Depuis lors, il refusa toujours une place dans le cabinet ou dans la chambre des lords. Dans la chambre des communes, où il continua à siéger, son expérience de la tactique parlementaire lui donnait une influence considérable et une autorité reconnue parmi les membres de son parti. Il parlait rarement, mais il était toujours écouté avec faveur, car, lorsqu’il prenait la parole, c’était d’ordinaire pour proposer quelque moyen pratique de dénouer une question difficile. M. Ellice avait été lié d’amitié avec les hommes les plus illustres de son temps, entre autres avec lord Byron. Ils avaient été ensemble directeurs du théâtre de Drury-Lane. Ce ne fut pas la plus sage action de la vie de M. Ellice, mais il s’était fort amusé en essayant de faire fleurir l’art dramatique. Il y avait perdu beaucoup d’argent, dont il se souciait peu, et avait appris quantité d’anecdotes qu’il racontait de la manière la plus agréable. Dans la société anglaise, où tout le monde a un sobriquet, on l’appelait le Bear, l’ours. Je n’ai jamais su l’origine de ce surnom, qu’il ne répudiait nullement, mais qui contrastait fort avec son caractère enjoué et ses manières gracieuses et polies. Il aimait le monde et y était recherché. Peu d’hommes ont eu au même degré le don de plaire au premier abord ; à quelque personne qu’il s’adressât, à un pair d’Angleterre ou à un paysan, c’était avec un air de cordialité et de bonne humeur auquel il eût été difficile de résister. Il était particulièrement bien venu auprès des femmes ; il savait leur parler et les écouter. Les mal mariées, les demoiselles avec des inclinations contrariées savaient qu’elles trouveraient en lui un conseiller indulgent, sensé et d’une discrétion à toute épreuve. Il aimait la jeunesse, excusait les folies des étourdis ; mais il était sévère pour les Catons en herbe et les raillait impitoyablement. On ne pouvait l’accuser d’être laudator temporis acti ; cependant il blâmait la mode du cigare et regrettait le temps des causeries d’hommes à table après le dessert et le départ des dames. C’était là, disait-il, qu’il avait appris tout ce qu’il savait. M. Ellice savait beaucoup, car toujours il avait dîné en bonne compagnie.

Tous les ans, il passait quelques semaines en France et s’informait curieusement de toutes les nouveautés. Il allait l’été au fond de l’Ecosse s’établir dans une coquette petite maison au bord d’un beau lac, entourée de hautes montagnes, sur lesquelles, au moyen d’une lunette, on voit errer des troupeaux de cerfs sauvages. Là il réunissait les hommes les plus distingués dans la politique, les sciences et les arts. Beaucoup d’étrangers y étaient invités. Les femmes à la mode, les beaux esprits de Londres, tenaient à honneur de passer quelques jours dans le cottage de Glenquoich. On était prévenu qu’on allait au désert et qu’on y serait logé à l’étroit, comme à bord d’un vaisseau. C’était bien le désert en effet, mais le désert le plus pittoresque, et pourvu de toutes les recherches d’un luxe de bon goût et d’un cuisinier français. Ce qui valait encore mieux, c’est l’accueil charmant qu’on y trouvait, c’est un savoir-vivre parfait qui, laissant à chacun liberté entière, établissait en peu de temps une douce intimité entre tous les hôtes