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de ce monde un pouvoir arbitraire ; ni les uns ni les autres ne peuvent évoquer ou congédier à leur gré les révolutions. Il ne suffit point que les questions soient importunes pour qu’on ait le droit et la puissance de les écarter ou de les supprimer ; elles s’imposent à nous au moment que nous n’aurions pas choisi, et même quand nous voulons être réfractaires aux impulsions qu’elles nous donnent, elles nous poussent malgré nous-mêmes à des conséquences que nous n’eussions ni souhaitées ni prévues. Il en est certes ainsi de la question polonaise : un essai de conciliation devait être tenté auprès de la Russie ; on n’y a point épargné la patience. Cette tentative a radicalement échoué. Maintenant deux choses seules sont possibles : ou laisser écraser la Pologne, permettre à la Russie d’y rétablir sa domination par la plus effrayante terreur et le plus cruel despotisme, ou bien apprêter avec résolution et vigueur les combinaisons et les mesures nécessaires pour arracher la Pologne à l’oppression moscovite.

Si l’on prenait le parti de laisser écraser la Pologne, peut-on s’imaginer sérieusement que pour que l’honneur de la France fût sauf il suffirait de dire : « La France n’a pas pu agir, parce que l’Angleterre et l’Autriche n’ont rien voulu faire ? » Une pareille façon de s’absoudre serait ridicule et pitoyable. Dans l’impuissance avouée de l’Europe, la France aurait nécessairement sa part, et serait inévitablement affectée dans ses intérêts et dans son prestige par la désolante influence d’un tel aveu. La destruction de la Pologne accomplie par les moyens que la Russie emploie sous nos yeux aurait deux ordres de conséquences, les unes morales, les autres politiques, et pour peu qu’on y veuille réfléchir de bonne foi, on sera forcé de reconnaître que ces conséquences atteindraient la France plus gravement que les autres états. Les conséquences morales seraient la perturbation que le sacrifice de la Pologne jetterait dans la conscience des peuples. Croit-on que les idées de justice, de droit national, d’équité politique, n’aient pas plus de prise sur la conscience de la France que sur celle des autres peuples, et que la conscience de notre pays ne sera pas plus émue, plus agitée, plus ébranlée à la vue du désastre de la Pologne que celle des autres nations ? La France actuelle, la France de la révolution, pour se disculper à ses propres yeux, ne pourrait plus même avoir la honteuse excuse de dire, comme au dernier siècle, qu’elle n’est après tout que la France de Louis XV, de la Dubarry et du duc d’Aiguillon. Les conséquences politiques touchent aux intérêts : la Pologne détruite n’affecterait presque en rien les intérêts politiques de l’Angleterre ; elle obligerait l’Autriche, qui est un gouvernement et non une nation, de se rapprocher de la Russie ; ce vieux pacte du partage, qui a été au fond le vrai ciment de la sainte-alliance, reprendrait toute sa force, et la France, irritée autant qu’humiliée, se retrouverait en présence d’une nouvelle coalition du Nord. Comment peut-on vouloir donner à croire un seul instant que, quelle que soit l’issue de la question polonaise, les intérêts de la France et son honneur se puissent dégager par la fiction d’une responsabilité collective ?