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toutes les rues, j’aperçois des queues qui n’en finissent pas, des hommes qui poussent, des femmes qui crient, la sentinelle qui jure, les chiens qui aboient. Il faut perdre un quart de la journée à la porte du boulanger. » Un certain ordre s’introduisit peu à peu dans cette cohue. Une corde fixée à la porte du boulanger et tendue le long des maisons assurait à chacun son rang. Quand on acceptait une invitation à dîner, on apportait avec soi le morceau de pain qu’on avait payé si cher; c’était la politesse du jour.

Il n’est pourtant pas prouvé que cet état de choses ait été justifié par une insuffisance des récoltes. La municipalité de Paris était persuadée que la disette était factice. Dans une espèce de compte-rendu adressé à ses administrés, le maire de 1793, Pache, déclare que les agitations dont le pain fournissait le prétexte se renouvelaient tous les dix ou douze jours. La peur de manquer était entrée dans les esprits comme un mal chronique. Chacun avisait, par toute sorte de petites ruses, à assurer le lendemain, si bien que beaucoup de ménages où on criait famine étaient devenus des foyers d’accaparement; u ce qui a occasionné, dit Pache, une perte en pain durci, moisi, qu’on a fini par jeter dans la rivière, dans les égouts, dans les fosses, perte estimée à un dixième au-delà du nécessaire, et représentant la consommation d’un mois. »

La chute de Robespierre ne fit qu’aggraver le mal. La contre-révolution, qui avait toujours compté sur la famine comme sur le meilleur auxiliaire, croyait approcher du but, et forçait les ressorts de ses machines pour y atteindre. On vit alors des queues non plus seulement près des boulangeries, mais aux portes des bouchers, des épiciers, des marchands de bois. La police n’y protégeait plus les faibles contre la brutalité des forts. Ceux-ci, quand ils pouvaient obtenir plusieurs rations ou mettre la main sur des morceaux de choix, les allaient vendre à domicile chez les gens riches, et réalisaient parfois des bénéfices importans. Il s’était même établi sur le carreau de la halle une sorte d’agiotage sur les vieux écus, les montres, les bijoux, qui discréditait les assignats et compliquait le commerce, déjà si difficile, des comestibles. L’abondance reparut dans certaines classes, dans certains quartiers. Le vrai peuple, la masse des pauvres gens honnêtes et résignés, souffrit plus que jamais. Le pain lui manqua presque complètement. Sa détresse donna lieu à une industrie nouvelle, les cuisines en plein vent. Chaque soir, vers sept heures, on voyait les quais et la place de Grève, les rues voisines du Louvre et des halles se garnir d’ustensiles de cuisine, de tables improvisées avec des tréteaux et des planches. Des chapelets de harengs ou de mauvaise charcuterie étaient pendus à des