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permise) lorsqu’on pourrait les revendre avec avantage. De grands magasins, où les principes de Duhamel-Dumonceau pour la conservation des blés avaient été observés, furent construits dans les îles anglaises de Jersey et Guernesey. On acheta au nom du roi les moulins de Saint-Maur et de Corbeil, et on les outilla suivant la nouvelle méthode, avec l’espoir de verser abondamment la farine sur les marchés. Sous un régime de franche liberté commerciale, une pareille spéculation n’aurait pas été trop menaçante pour le public. Le mal vint de ce qu’on fut entraîné. Malisset, comme autrefois Law, exagéra ses opérations pour jeter la pâture quotidienne à la foule insatiable de ses complices. Les emmagasinemens à Jersey, les belles moutures à Corbeil, ne furent bientôt plus que des accessoires. La manœuvre principale consista à faire des rafles de blés dans une province et à les revendre aussi cher que possible au consommateur inquiet et affamé. C’était le monopole dans toute sa brutalité. Les magistrats et fonctionnaires, responsables du bon ordre et des intérêts publics, furent peu à peu acquis au système afin qu’on n’y rencontrât aucune résistance. Terrai par exemple acheta à la famille de Gesvres la charge d’intendant du commerce, la paya avec des papiers discrédités, la transféra à un certain Brochet de Saint-Prest, parlementaire ruiné, et celui-ci, chargé de la police des grains, éleva bientôt un palais grâce au pacte de famine.

L’infatigable Malisset planait sur cet immense mouvement. On se le représente penché, comme un général, sur la carte de France, étudiant les marchés qui sont ses champs de bataille, calculant les distances pour les transports, faisant mouvoir une véritable armée de commissionnaires, d’inspecteurs, de blatiers, de batteurs en grange, de cribleurs, de fariniers, de voituriers, de magasiniers. Le mystère devint bientôt impossible. On ne se cacha plus pour entasser « les grains et farines du roy » dans les châteaux royaux, les forteresses, ou chez les seigneurs de bonne volonté. L’abbé Terrai avait prêté son château de La Motte. Le public était inquiet et scandalisé; mais il n’était pas prudent de parler de tout cela. On connaît le sort de Leprévôt de Beaumont : c’est par son malheur que le pacte de famine est passé à l’état légendaire. Il était secrétaire des assemblées du clergé : dans l’exercice de ses fonctions, il surprit des papiers compromettans pour la société Malisset, et il en transmit copie au parlement de Rouen, qui rédigeait alors une remontrance au sujet des grains. Leprévôt de Beaumont fut enlevé avec ses papiers et plongé dans un des cachots de la Bastille : il y resta vingt-deux ans; il y serait mort, si le peuple de 89 n’avait pas pris la vieille citadelle du despotisme.