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ces derniers étaient ceux auxquels les gruaux méprisés étaient attachés. On les destinait aux bestiaux ; mais comme ils représentaient en poids une forte partie du grain, les marchands cherchaient à les utiliser d’une manière plus lucrative. Les gruaux, avalés dans cet état, n’étaient guère plus digestifs que de petits cailloux; bien des gens s’en trouvaient mal. On en vint à croire que le réseau glutineux du blé contenait un principe malfaisant, et le parlement de Paris rendit en 1658 un arrêt défendant « à tous les boulangers, sous peine de 40 livres parisis d’amende, de faire remoudre aucun son gras, pour par après en faire du pain, attendu qu’il serait indigne d’entrer dans le corps humain. »

L’arrêt du parlement était rendu à bonne intention, et cependant il fit beaucoup de mal : il suspendit durant un siècle un progrès des plus féconds. Si quelques meuniers se permettaient de travailler les sons gras, c’était en cachette et sans profit pour le métier. Dans l’affreuse disette de 1709, on sut qu’un meunier de Senlis, nommé Pigeaut, exploitait avec grand profit un procédé conservé dans sa famille. Vers 1725, un certain Marin alla installer un moulin à Nangis, se mit à ramasser les sons gras dont les boulangers ne savaient que faire, et à revendre une farine qui acquit bientôt de la réputation. Cela n’est pas étonnant : le gruau remoulu donnait précisément ce que nous appelons le pain de gruau le plus nutritif et le plus succulent de tous, quand il est sincère et bien travaillé. La fortune faite par Marin donna l’éveil aux concurrens. Pendant un quart de siècle, des gens habiles, se disant marchands de son, se répandirent autour de Paris : ils achetaient les résidus du tamisage des boulangers pour en tirer parti, et comme messieurs du parlement commençaient à reconnaître que le grutum n’est pas un poison très dangereux, la police fermait les yeux sur les contraventions que le nouveau commerce entraînait.

L’émulation qui s’établit ainsi pour bien dépouiller les sons détermina, comme je viens de le dire, un progrès essentiel dans la meunerie. Tous les organes du moulin furent remaniés. Déjà, depuis quelques siècles, les meules de La Ferté-sous-Jouarre étaient en possession de leur juste célébrité. Ces meulières sont un silex très dur avec de nombreuses cavités. Les éveillures, c’est-à-dire les trous de la pierre tournante, saisissaient le grain pour le broyer comme la dent molaire; mais le jeu des éveillures était capricieux, et il y avait de la perte dans les trous : on imagina d’éveiller les meules artificiellement en y pratiquant un rayonnement, de manière que les rainures, se rencontrant en sens inverse quand la meule tourne, font le travail du ciseau qui se ferme. On réussit, grâce aux progrès de la mécanique, à régler la marche et l’écarte-