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Les érudits, en déchiffrant les anciens écrits, ont dressé une liste de plus de trente espèces différentes de pain; quelques personnes en ont conclu que la panification était plus variée, plus ingénieuse au moyen âge qu’aujourd’hui. Il est facile de voir, par la bizarrerie des noms, qu’il s’agit de pains de fantaisie qui ont pu avoir leur instant de vogue, mais qui ne sont pas entrés dans l’alimentation ordinaire. Outre les pains dont la qualité plus ou moins exquise semblait appropriée à la profession du consommateur[1], il y en avait qui étaient beurrés, huilés, graissés, mélangés de hachis, ou bien aromatisés. On devait observer des nuances bien subtiles pour ne pas tomber dans la pâtisserie, d’autant plus que le boulanger poursuivait de ses interminables procès le pâtissier, le charcutier et le tavernier qui se permettaient de vendre du pain.

Si l’on a cherché tant de raffinemens à l’usage des gens riches, c’est que le pain usuel devait être assez mauvais. On y a épargné le sel tant que la gabelle a régné, ce qui le rendait insipide. Le peuple du moyen âge avait besoin d’une nourriture substantielle, et on le servait à souhait en lui fournissant de grosses boules de mie compacte et à peine cuite, d’où est venu, suivant Du Gange, que le nom ironique de boulangers, faiseurs de boules, a remplacé les noms de panetiers et de talmeliers. Au XVIIe siècle, les types reconnus dont les boutiques devaient être garnies se réduisaient à quatre : — le pain de chapitre, considéré comme la qualité supérieure, d’une pâte blanche et très ferme; — le pain de Gonesse, apporté de cette petite ville, ou imité par les boulangers parisiens : il était préféré dans les familles bourgeoises[2], et on peut dire qu’il était excellent, s’il valait celui que les gens de Gonesse sont encore fiers de faire aujourd’hui; — le pain bis, provenant de farines inférieures, très abondantes alors, car on ne savait guère tirer au tamisage plus d’un tiers en belle farine blanche; . — le pain de brode, appelé aussi pain de gruau, parce que l’on y faisait entrer beaucoup de sons à peine dépouillés et trempés dans l’eau pour amollir les petits morceaux de grains qui y adhéraient. L’usage de ce pain indiquait le dernier degré de la misère. Par une exception dans l’intérêt des pauvres, on permettait encore que les morceaux de pain moisis, racornis ou rongés par les rats fussent vendus le dimanche sur le parvis Notre-Dame.

  1. Voici quelques noms recueillis par Du Gange et Legrand d’Aussy : pain de pape, — de cour, — de pairs, — de chevaliers, — d’écuyers, — de chanoines, — de varlets, etc. Quelquefois l’artiste donnait son propre nom au produit : pain Truset, — Triboulet, — Maillan, — Denain, — Salignon, etc. On distinguait encore les pains matinaux, les pains de salle pour les hôtes, les pains de Noël et beaucoup d’autres sortes.
  2. Le grand Condé, dans les guerres de la fronde, crut faire un bon tour aux Parisiens en s’emparant de Gonesse.