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dura cinquante-cinq ans, et fut définitivement jugé en faveur des héritiers de Richelieu.

Après avoir défendu aux boulangers d’acheter le blé ailleurs qu’à Paris ou à la distance de huit lieues (la limite fut quelquefois reculée jusqu’à dix), l’autorité fit une autre découverte, toujours pour procurer l’abondance aux Parisiens. Elle réserva aux marchands de blés proprement dits les transports par eau. Les boulangers, condamnés à faire leurs achats au loin, ne devaient employer que la voie de terre. Vainement ils font observer que cette condition est impraticable par deux raisons : le mauvais état des chemins d’abord, et en second lieu le manque de charrettes. Une seule de ces raisons aurait suffi à Henri IV. Sous Louis XIV, l’autorité était infaillible. La vérité est que cette faculté exclusive d’apporter les blés par eau constituait une sorte de privilège pour les riches propriétaires ou les spéculateurs pourvus de capitaux. Ces deux classes pouvaient aisément s’entendre pour écarter les concurrens, et il est probable qu’elles n’y manquaient pas. On flaire quelque coalition malfaisante dans cet extrait d’une requête conservée en manuscrit dans les papiers de Delamare : « Si les boulangers, qui sont au nombre de plus de 2,000, se trouvent tous obligés d’acheter leurs blés sur les ports de la ville de Paris, les marchands de blés les vendront à tels prix qu’ils voudront, parce qu’il y aura beaucoup plus d’acheteurs que de marchandise à vendre. Il est impossible que trois ou quatre marchands de blé qu’il y a pour cette grande ville puissent fournir sur les ports tous les blés que les boulangers consomment, puisqu’il s’en emploie par semaine plus de 3,500 muids. »

Sous prétexte de bonne police, on avait institué des corporations d’agens, en titre d’office, pour les diverses manipulations usitées dans le commerce des grains. C’étaient les jurés-porteurs, au nombre de 118 et divisés en six bandes, les jurés-mesureurs, au nombre de 68, les jurés-cribleurs, et d’autres encore peut-être. Ces officiers, dont les charges valaient communément de 10 à 16,000 livres, imposaient leurs services et y mettaient un prix souvent exagéré : « il n’y a pas de setier de blé, disent les boulangers dans leur requête, qui ne coûte plus de 3 livres de frais au-delà de l’ordonnance. » Et plus loin : « Nous avons à payer (outre les impôts communs) le haut-ban, le droit des dames de Longchamps, le denier de Saint-Lazare[1], les pauvres, les lanternes, et autres choses à quoi nous

  1. Ces redevances bizarres ont toujours eu à l’origine un prétexte plausible. Par exemple, à ces tristes époques où la lèpre était si commune, les boulangers devaient observer une grande vigilance sur eux-mêmes ou sur leurs auxiliaires. À la moindre apparence de maladie cutanée, l’individu suspect courait s’enfermer à Saint-Lazare, hôpital spécial pour les lépreux. Pour prix de cette hospitalité, chaque boulangerie envoyait chaque semaine un pain à Saint-Lazare. Plus tard, cette redevance fut changée en un louis d’or.