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le voir mettre chaque jour à l’encan quelques nouveaux emplois auxquels personne ne songeait la veille, toutes les fois que votre majesté crée une charge, Dieu crée un sot pour l’acheter. » Mais le sot, n’en déplaise à Pontchartrain, ce n’était pas l’acheteur, qui, plaçant son argent à 10 ou 12 pour 160, s’exemptait de la taille et devenait un personnage; ce n’était pas La Bruyère par exemple, qui avait occupé de 1674 à 1687 une charge de trésorier de France à Caen, charge qui, pour une finance d’environ 13,000 livres, lui assurait un revenu de 2,348 livres : c’était l’état, ou pour mieux dire le contribuable, sur lequel retombait en définitive l’aggravation de dépense résultant des nouveaux emplois créés par le ministre, dont la seule justification était de n’avoir pu trouver d’argent à des conditions moins onéreuses.

Un document officiel contemporain constate que, pendant les onze années qu’il fut contrôleur-général, le comte de Pontchartrain conclut cent soixante-trois traités ayant pour objet des affaires extraordinaires de finance[1], et que ces traités, pour lesquels il fut déboursé par le public 350,627,991 livres, n’en rapportèrent net au trésor royal que 296,499,713, ce qui portait les frais de négociation au taux exorbitant de près de 15 1/2 pour 160. Les lettres qu’écrivait le contrôleur-général à M. de Harlay, alors premier président du parlement, pour obtenir l’enregistrement des édits portant création des nouveaux emplois ont été conservées. Comme elles font connaître en même temps l’homme et l’époque, nous en citerons de courts extraits.


« Versailles, 3 mars 1691. — Voici deux édits à qui j’ai mis la dernière main depuis vous avoir vu ce matin. La marchandise est si bonne qu’elle est vendue avant d’être créée. J’ai 7 millions de ces deux affaires jointes à l’édit des receveurs d’épices et des amendes. Cela ne laisse à souhaiter que d’en avoir souvent de semblables, ou plutôt d’être hors du malheureux besoin d’en faire de semblables. »

« 16 octobre 1696. — Si cette affaire étoit de votre goût, au lieu de 3 millions que l’on en offre, j’ai des gens en main qui la feroient valoir près de 5; et pour la rendre de votre goût, faites réflexion, je vous prie, sur la sécheresse dans laquelle sont à présent les finances, sur l’impossibilité de faire

  1. Nous ne reproduirons pas la liste de ces affaires; elle serait aussi longue que fastidieuse. Il nous suffira de citer parmi les emplois de création nouvelle avec lesquels Pontchartrain battit monnaie: les jurés-crieurs d’enterrement dans les villes du royaume, 40 gardiens de bateaux sur les ports de Paris, autant de jurés-rouleurs et chargeurs d’eau-de-vie, 10 rouleurs de tonneaux de vin et autres liqueurs, nombre de commis écrivains à la peau (sur parchemin), d’essayeurs-contrôleurs des ouvrages d’étain, de contrôleurs de titres, de barbiers-perruquiers à Paris et dans tout le royaume, etc. «Ces extravagances, a dit Voltaire, font rire aujourd’hui; mais alors elles faisaient pleurer. »