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trésor, répondit mal aux espérances que la cour avait conçues. L’exact et impassible Dangeau dit dans son journal, à la date du 3 décembre 1689 : » Le roi veut que dans tout son royaume on fasse fondre et porter à la Monnoie toute l’argenterie; qui servoit dans les chambres, comme miroirs, chenets, girandoles et toute sorte de vases, et, pour en donner l’exemple, il fait fondre toute sa belle argenterie, malgré la richesse du travail, même les filigranes. Les toilettes de toutes les dames seront fondues aussi, sans excepter celles de Mme la dauphine. » Quelques jours après, le 12 décembre, Dangeau ajoute : « Le roi nous a dit ce soir qu’il avoit cru tirer 6 millions de l’argenterie qu’il fait fondre, mais qu’il n’en auroit guère plus de 3 millions. » Louis XIV ne retira pas même cette modeste somme de l’expédient désespéré dont le contrôleur-général avait peut-être suggéré l’idée, et que dans tous les cas il approuva. Les archives de l’empire possèdent le procès-verbal original de l’argenterie du roy apportée au change le 9 décembre 1689. D’après cette pièce, « le roi, préférant toujours l’utilité publique à sa propre satisfaction, n’auroit eu d’autre objet que de procurer l’abondance des espèces et d’augmenter le commerce. » Le véritable motif, qui n’était autre que la nécessité de suffire aux frais d’une guerre qu’on aurait pu éviter, coûtait trop à la fierté de Louis XIV pour être avoué. Quoi qu’il en soit, l’argenterie royale ne produisit que 2,505,637 livres. « Ainsi disparurent, dit Saint-Simon, tant de précieux meubles d’argent massif qui faisoient l’ornement de la galerie et des grands et petits appartemens de Versailles et l’étonnement des étrangers, jusqu’au trône d’argent. » De son côté. Voltaire a déploré avec raison la perte de ces tables, de ces candélabres, de ces grands canapés d’argent massif, chefs-d’œuvre de ciselure exécutés par Ballin sur les dessins de Lebrun. Ils avaient coûté 16 millions; ils en rapportèrent le quart, et des œuvres d’art de la plus haute valeur furent anéanties. Il y avait notamment à Versailles, dans le cabinet des bijoux, une grande table d’argent dont le dessus représentait la France avec ses provinces, ses rivières, ses villes principales. Elle fut sacrifiée avec douze cents autres objets plus ou moins précieux, dont la description donne l’idée du plus somptueux mobilier qui ait jamais existé. L’inventaire de ces richesses, où abondent les guéridons, coffres, sièges, tabourets, garnitures de cheminées, bordures de miroirs, etc., signale entre autres deux balustrades pesant ensemble plus de sept mille marcs, un nombre considérable de figurines et des bas-reliefs en vermeil. Un Louis XIII à cheval n’obtint pas grâce, et fut fondu avec tous ces chefs-d’œuvre à jamais regrettables[1].

  1. On connaît, par un inventaire général des meubles de la couronne dressé en 1706, et conservé aux archives de l’empire, les pièces d’argenterie et de vermeil qui furent fondues en 1689 et en 1709. Ces pièces sont rayées sur l’inventaire, et on fit en marge de chaque objet rayé : « Porté à la Monnoie, suivant le récépissé du sieur Rousseau, directeur-général des monnaies. »