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se rendront pas bien compte des conditions du problème, car en supposant qu’on puisse expliquer cette fixité du type soit individuel, soit générique, par un simple jeu de la matière, par les actions chimiques ou mécaniques, il ne faut pas oublier qu’une identité ainsi produite ne sera jamais qu’une identité apparente et tout extérieure, semblable à celle de ces pétrifications où toutes les molécules végétales sont peu à peu remplacées par des molécules minérales, sans que la forme de l’objet vienne à changer. Je dis qu’un tel objet n’est pas réellement identique, et surtout qu’il ne l’est pas pour lui-même, et que dans une telle hypothèse vous ne trouverez aucun fondement à la conscience et au souvenir de l’identité, car, je le demande, où placerez-vous le souvenir dans cet objet toujours en mouvement? Sera-ce dans les élémens, dans les molécules elles-mêmes? Mais puisqu’elles disparaissent, celles qui entrent ne peuvent pas se souvenir de celles qui sortent. Sera-ce dans le rapport des élémens? Il le faudrait, car c’est la seule chose qui dure véritablement; mais qu’est-ce qu’un rapport qui se pense soi-même, qui se souvient, qui est responsable ? Ce sont là autant d’abstractions inintelligibles dont nous faisons grâce à nos lecteurs.

On pourrait se retourner vers l’hypothèse suivante. On pourrait dire : A mesure que les molécules entrent dans le corps, par exemple dans le cerveau, elles viennent se placer là où étaient les molécules précédentes; elles se trouvent donc dans un même rapport avec les molécules avoisinantes, elles sont entraînées dans le même tourbillon que celles qu’elles remplacent. Eh bien! si, par hypothèse, la pensée est une vibration des fibres cérébrales puisqu’on explique tout aujourd’hui par des vibrations, chaque molécule nouvelle viendra à son tour vibrer exactement comme la précédente; elle donnera la même note et vous croirez entendre le même son; ce sera donc la même pensée que tout à l’heure, quoique la molécule ait changé. Ayant les mêmes pensées, l’homme sera le même individu. Une telle explication néanmoins n’a encore rien qui puisse satisfaire, car l’identité de la personne n’est pas attachée à l’identité des pensées. Je puis être ballotté entre les idées et les sentimens les plus contraires sans cesser d’être moi-même : deux hommes pensant la même chose à la fois, la série des nombres par exemple, ne deviendront pas pour cela un seul et même homme; plusieurs cordes donnant la même note ne sont pas une seule corde. Ainsi l’identité des vibrations n’explique pas plus que la persistance de la forme la conscience de l’identité personnelle.

On peut encore répliquer : Vous raisonnez dans une hypothèse qui n’est pas la vraie. Vous avez l’air de croire que le cerveau humain change totalement de minute en minute, de seconde en se-