Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/915

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais il ne suffit pas de montrer que les faits cités par les matérialistes s’expliquent aussi, et peut-être mieux, dans l’hypothèse contraire, car il en résulterait seulement que l’esprit doit rester indifférent et suspendu entre les deux hypothèses. Il y a plus : il y a certains faits décisifs selon nous, certains caractères éminens de la pensée qui paraissent absolument inconciliables avec le matérialisme. On sait quels sont ces faits. Quiconque a un peu étudié cette question devine que nous voulons parler de l’identité personnelle et de l’unité de la pensée. J’insisterai principalement sur le fait de l’identité personnelle, en essayant d’en presser les conséquences un peu plus qu’on n’a l’habitude de le faire.

On ne définit pas l’identité personnelle, mais on la sent. Chacun de nous sait bien qu’il demeure lui-même à chacun des instans de la durée qui composent son existence, et c’est là ce qu’on appelle l’identité. Elle se manifeste bien clairement dans trois faits principaux : la pensée, la mémoire, la responsabilité. Le fait le plus simple de la pensée suppose que le sujet qui pense demeure le même à deux momens différens. Toute pensée est successive; si on le conteste du jugement, on ne le contestera pas du raisonnement; si on le conteste du raisonnement sous la forme la plus simple, on ne le contestera pas de la démonstration, qui se compose de plusieurs raisonnemens. Il faut admettre évidemment que c’est le même esprit qui passe par tous les momens d’une démonstration. Supposez trois personnes dont l’une pense une majeure, l’autre une mineure, l’autre une conclusion : aurez-vous une pensée commune, une démonstration commune? Non, il faut que les trois élémens se réunissent en un tout dans un même esprit. La mémoire nous conduit à la même conclusion. Je ne me souviens que de moi-même, a très bien dit M. Royer-Collard : les choses extérieures, les autres personnes n’entrent dans ma mémoire qu’à la condition d’avoir déjà passé par la connaissance; c’est de cette connaissance que je me souviens, et non de la chose elle-même. Je ne pourrais donc pas me souvenir de ce qu’un autre que moi a fait, dit ou pensé. La mémoire suppose un lien continu entre le moi du passé et le moi du présent. Enfin nul n’est responsable que de lui-même : s’il l’est des autres, c’est dans la mesure où il a pu agir sur eux ou par eux. Comment pourrais-je répondre de ce qu’un autre a fait avant que je fusse né? Ainsi pensée, mémoire, responsabilité, tels sont les témoignages éclatans de notre identité. C’est là un des faits capitaux qui caractérisent l’esprit.

Il y a de même dans le corps humain un fait capital et caractéristique, mais qui est le contraire du précédent : c’est ce que l’on appelle le tourbillon vital, ou l’échange perpétuel de matière qui