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vie : il suffit de noter quelques passages où s’exercent la malice et la sagacité du jeune observateur, et auxquels son témoignage donne, grâce à sa véracité habituelle quand ses passions ne sont pas enjeu, un caractère précieux d’authenticité,


« Je viens de lire les Mémoires de Brandenbourg, en trois volumes in-quarto (Berlin, 1767)[1]. Je ne puis m’empêcher de signaler dans cet ouvrage une grosse erreur qui suffirait presque pour faire douter de l’authenticité d’autres faits. On fit dans le second volume, page 155 : « George II avait formé le projet de se rendre souverain absolu dans la Grande-Bretagne[2]. — Cela devait se faire au moyen de l’accise. — Introduire l’accise, c’était enchaîner la nation. » Tout cela est d’une impossibilité et d’une absurdité si évidentes pour le lecteur même le moins au fait de notre constitution, que ce n’est pas la peine de le réfuter. J’ai entendu dire à sir Joseph Yorke[3] et à sir Andrew Mitchell[4] qu’ils avaient, à différentes reprises, fait à cet égard des représentations au roi, mais que sa majesté n’avait pas voulu les écouter, et s’était constamment refusée à retrancher ce passage des éditions postérieures. Peut-être s’était-il laissé persuader de la vérité du fait par son père, implacable ennemi de George II. Peut-être l’orgueil lui fermait-il l’oreille et lui faisait-il craindre de trahir son ignorance en supprimant quoi que ce fût de ce qu’il avait publié. Une remarque se place naturellement ici : tant que Frédéric II se renferme dans ce qui est relatif à son royaume et raconte des anecdotes sur ses ancêtres, on peut se fier à lui ; mais quand il se risque à dire son opinion sur des pays étrangers, il perd pied, et son jugement ne mérite pas plus de confiance que sa véracité.

« Le principal amusement du roi de Prusse consiste à jouer de la flûte, ce qu’il fait en maître. J’eus l’occasion de l’entendre longtemps le jour où j’attendais ma présentation. Quoique nul ne soit admis à ses concerts, si ce n’est, outre les exécutans, un très-petit nombre de personnes, cependant il a si peur de jouer faux, que, quand il essaie un nouveau morceau, il s’enferme dans son cabinet plusieurs heures avant pour l’étudier. Malgré cette précaution, il tremble toujours quand il s’agit de commencer avec les accompagnemens.

« Il a une très belle collection de flûtes et en prend le plus grand soin. Un homme qui n’a rien autre chose à faire est chargé de leur entretien, afin de les préserver, selon la saison, de la sécheresse ou de l’humidité. Toutes sont du même faiseur, et il les paie jusqu’à cent ducats. Dans la dernière guerre, alors qu’il donnait à tout le monde de la fausse monnaie, il veillait à ce que son facteur de flûtes fût payé en pièces de bon aloi, de peur que celui-ci, de son côté, ne cherchât à le tromper sur la qualité de ses instrumens…

  1. Écrits par Frédéric le Grand, alors roi de Prusse.
  2. Les mots italiques sont en français dans l’original.
  3. Ministre d’Angleterre à La Haye, créé baron Dover en 1768.
  4. Ministre d’Angleterre à Berlin.