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si étrangement le sérieux et le grotesque. Il n’est pas rare de voir une tragédie grecque représentée par des mulâtres fardés et qui se drapent dans de vieilles défroques françaises ou portugaises, avec force sabres et force poignards.

Les quelques hommes d’intelligence et d’énergie qui se rencontrent çà et là au milieu de ces populations perdues ne semblent guère conserver l’espoir de les arracher à leur ignorance. Ils s’expriment à ce sujet avec une singulière franchise, si l’on en juge par le langage que tenait, il y a quelques années, un mineiro à un voyageur français. « Mes compatriotes, disait-il, n’usent les chemises que sur les coudes parce qu’ils ne peuvent se tenir sans être appuyés. On se repose le lundi de la fatigue d’avoir entendu le dimanche une messe d’un quart d’heure ; le mardi, on laisse travailler ses nègres à sa place ; le mercredi et le jeudi, il faut bien aller à la chasse pour manger un peu de viande ; il faut pêcher le vendredi et le samedi parce que ce sont des jours maigres ; enfin le dimanche on se repose des travaux de toute la semaine. Un arbre tombe-t-il dans le chemin, on fait un sentier qui passe dans le bois et va regagner ce chemin de l’autre côté. On eût employé beaucoup moins de temps à couper l’arbre ; mais il aurait fallu se servir de la cognée, et en faisant le sentier on laisse les gros arbres. On se contente de couper les arbustes, et pour cela on n’a besoin que de la faca (coutelas que les nègres portent toujours à leur ceinture). Un homme a-t-il de la farine à chercher, il monte sur sa mule, prend un petit sac et fait six voyages ; il aurait pu faire porter toute la charge à la mule en une seule fois, mais il aurait été forcé d’aller à pied. » Le peuple de certaines provinces brésiliennes diffère beaucoup, on le voit, de celui qui a pris pour devise : time is money. — Aussi est-il difficile à un Européen, habitué au spectacle de l’activité humaine, d’être témoin de tant d’inertie sans éprouver un serrement de cœur. Il est certaines choses essentielles à la vie civilisée et complètement inconnues ici.

Visitant un jour une fazenda à quelques lieues de Rio-Janeiro, sur la route de Minas, la plus fréquentée du Brésil, et redoutant l’arrivée d’un orage, j’interrogeai plusieurs fois mon guide sur le chemin qui nous restait à parcourir.

— Encore ce morne, senhor, me répondait-il invariablement, me montrant du doigt le monticule qui se trouvait devant nous.

Désirant une information plus précise, je m’adressai aux personnes que je rencontrais sur la route.

— Combien de lieues y a-t-il d’ici à la fazenda du senhor X. ? de-mandai-je à un mulâtre qui se rendait aux champs.

Dous legoas, senhor (deux lieues).