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cachée par un masque de fer solidement cadenassé, assez semblable à ceux que portaient jadis les paladins du moyen âge. Votre guide vous apprend que c’est un pauvre diable qui mangeait de la terre, et qu’on empêche ainsi de se livrer à ses goûts déréglés. Ce sont surtout les gigantesques négresses minas qui excitent l’attention. On dirait parfois des déesses antiques taillées dans un bloc de marbre noir. Il n’est pas rare de rencontrer de ces femmes, hautes de six pieds, portant gravement une banane ou une orange sur leur tête. L’horreur du travail est tellement enracinée dans ces natures indolentes et sensuelles qu’elles se croiraient déshonorées, si elles tenaient à la main le plus petit objet.

C’est ordinairement vers le soir que les jeunes gens de la ville sortent pour se rendre leurs visites ou pour aller à un rendez-vous ; mais leur dignité de blancs et leur nonchalance de créoles leur défendent de marcher à pied dans les rues : ils montent de petits chevaux d’une agilité surprenante, qu’ils lancent à toute vitesse, quelque rapide que soit la pente qu’ils ont à monter ou à descendre. Les hommes mûrs et les senhoras ne sortent qu’en palanquin. Celles-ci ne quittent guère leurs maisons que les jours de fête, pour se rendre à la messe. Cette vie énervante les étiole peu à peu, et il est rare qu’elles puissent lutter avec les opulentes formes des femmes de couleur, qui ont puisé dans le sang africain une richesse de sève incomparable.

Bahia est la ville portugaise par excellence[1], moins l’âpre activité et la mâle énergie de ses fondateurs. Le moine y domine encore plus qu’en tout autre endroit du Brésil, et avec lui règnent toutes les superstitions d’une autre époque. Chaque individu a un saint de prédilection qu’il rend responsable de tout ce qui arrive en bien ou en mal dans sa maison. Le plus puissant de tous ces patrons est saint Antoine ; du moins c’est celui que l’on rencontre le plus souvent dans les oratoires. On lui promet des cierges, de l’argent et des fleurs pour orner sa niche, s’il parvient à faire obtenir le succès désiré ou à éloigner la mauvaise fortune ; mais s’il fait la sourde oreille, adieu cierges, fleurs et caresses. Étant responsable, il faut qu’il se résigne à subir son châtiment. Un nègre par exemple vient-il à s’enfuir, le maître s’empresse aussitôt de courir au bureau du journal donner le signalement du fugitif, et promettre 50 ou 100 milreis de récompense, suivant la valeur de la pièce (peça) ; puis il revient en toute hâte dans sa chambre, tire brusquement son patron de sa niche, prend un chicote (fouet) proportionné à sa taille, et lui en sangle les reins en accompagnant cette correction du monologue

  1. On m’a assuré à mon passage qu’elle ne comptait que soixante-dix Français.