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voilà riche, et tu te crois quitte envers toi-même. Est-ce une existence normale que de passer les étés dans un petit bien de campagne à tailler des espaliers et à greffer des roses? l’hiver, à se dorloter au coin d’un bon feu, à collectionner des gravures, des cannes et des tabatières? À ce train-là, mon bon ami, avec cette santé splendide et cette ignoble insouciance, tu vas tout droit au crétinisme : voyons, qu’as-tu à répondre?

PÉRÉGRINUS, souriant.

Trois petits mots pour tes grandes phrases : Je suis heureux!

MAX.

Heureux! heureux! Voilà bien une réponse d’horloger! Heureux! ils croient avoir tout dit, ces routiniers ignorans, quand ils ont prononcé avec emphase la formule de leur sottise : Je suis heureux!

PÉRÉGRINUS.

Eh mais! si c’est une sottise que de se contenter de son sort, je veux être sot tout à mon aise, et je te prie de me laisser comme je suis!

MAX.

Voilà de quoi je me garderai bien! Je te porte trop d’amitié pour y consentir. Écoute-moi et tâche de comprendre. N’ayant pas conscience de ton être, et remplaçant le travail de la pensée par des contemplations vagues et des images incohérentes, il arrivera de ton cerveau comme de ces murs abandonnés auxquels s’attachent les champignons et la moisissure. Secoue-toi, mon pauvre ami, secoue-toi, car un de ces matins tu pourras bien t’éveiller colimaçon, et tu voudras ramper sur le tronc des arbres, ou tu te croiras chauve-souris, et tu fuiras éperdu devant la lumière.

PÉRÉGRINUS.

Ce serait bizarre, mais j’espère que ça ne m’arrivera pas. Tu es un peu exagéré dans tes théories, et à force d’étudier les organes du cerveau, tu as peut-être vu de trop près le danger. Je le sais bien aussi, moi, que la raison tient à un fil, et que la limite entre la sagesse et l’extravagance est aussi déliée que l’ombre d’un cheveu sur la muraille; mais rien ne sert de s’en tourmenter, et je ne vois pas que ta délirante activité te préserve mieux que ne fait ma douce nonchalance. Je vois que tu pêches par l’excès contraire ; tu négliges trop la vie physique. Tu passes des semaines presque sans dormir et sans manger, privé d’air pur et séchant sur tes livres... Je doute que ce soit là un bon régime pour l’esprit et pour le corps!

MAX.

Oh! moi, mon cher, je ne risque rien! J’ai doublé mon cerveau d’un acier impénétrable, la logique ! J’ai vu le danger. J’avais de l’imagination tout comme un autre; mais j’ai mis cette folle à la porte du logis, à grands coups de pied dans le dos, c’est-à-dire à grand renfort de savoir, d’expérimentations et de raisonnemens positifs. La raison, mon cher Pérégrinus, la raison pure, implacable gardienne de nos facultés, tout est là, et il n’y a que cela!

PÉRÉGRINUS.

Savoir!