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unique lui était offerte quand elle voyait d’un côté les hommes les plus frivoles et les plus criminels, de l’autre les âmes les plus chrétiennes, — ici, sur le trône de saint Pierre, des Médicis et des Borgia, là, aux premiers rangs de la réformation, un Luther et un Calvin! Quoi! malgré les scandales et les forfaits du saint-siège, la France est restée attachée aux formes de son culte, et après que le catholicisme, relevé par Bossuet et Pascal, par Malebranche et Arnauld, par tant de grands hommes et de grandes œuvres, a reconquis l’autorité morale compromise autrefois par la corruption italienne, c’est alors qu’on lui demande d’y renoncer! Encore une fois, c’est venir trop tard; l’épreuve est finie.

En d’autres termes, il y a des tempéramens de peuple et des vocations de race, comme il y a des vocations individuelles. La généreuse élite qui a fondé le protestantisme français a laissé une héroïque tradition qui fait partie de nos gloires nationales, et pourtant, c’est un fait, la France, en respectant ces héros, n’a pu se décider à les suivre. Est-il sage de prétendre changer brusquement la vocation d’un peuple? Renier notre pays parce que ses instincts ne sont pas les nôtres, ne serait-ce pas une faute plus grave encore? Tocqueville assurément connaissait aussi bien que personne les dangers de la démocratie; lorsqu’il eut compris que l’instinct démocratique était le fond même du génie français, il s’appliqua, non pas à le combattre, mais à le diriger, à l’épurer, à le rendre libéral, et c’est ainsi qu’il est devenu un des premiers publicistes de nos jours. Les philosophes chrétiens doivent faire pour les instincts catholiques de la France ce que faisait Tocqueville pour ses instincts démocratiques, et j’en connais plus d’un, même dans les rangs du clergé, qui comprend sa tâche de cette manière.

M. Rosseeuw Saint-Hilaire va me répondre que j’oppose des considérations purement humaines aux divines exigences de la foi. « J’ai cru, dit-il, c’est pourquoi j’ai parlé. » Suivons-le donc un instant sur le terrain où il nous appelle. A qui s’adresse M. Rosseeuw Saint-Hilaire? A des incrédules et à des catholiques. Parmi ces incrédules comme parmi ces catholiques, c’est lui-même qui le remarque très justement, il y a les satisfaits et ceux qui ne le sont pas. Les incrédules satisfaits n’éprouvent pas le besoin d’avoir une religion, de même que les catholiques satisfaits n’éprouvent pas le besoin d’examiner leur religion. Au contraire, ceux qui ne sont pas satisfaits parmi les incrédules, ce sont les âmes que la conscience aiguillonne et qui ont soif de la vérité divine; ceux qui ne sont pas satisfaits parmi les catholiques, ce sont les chrétiens fils de l’esprit moderne, les chrétiens qui, attachés à leurs traditions religieuses et y trouvant des trésors de vie, regrettent d’y voir aussi des semences de mort, les chrétiens qui pleurent sur leur mère comme le Christ sur Jérusalem, et qui disent tout bas à l’église dégénérée : « Pourquoi es-tu si mêlée aux choses temporelles? Pourquoi veux-tu si souvent te substituer au Christ? Pourquoi, en tant de rencontres, es-tu attachée à la lettre plus qu’à l’esprit? Pourquoi laisses-tu la religion de Jésus se transformer en un parti mondain, et comment peux-tu te soumettre aux derniers pamphlétaires de ce parti, à l’auteur du Parfum de Rome par exemple, qui s’est fait une si singulière réputation dans les recoins obscurs de l’église et ne craint pas d’aventurer ses cyniques bouffonneries au milieu même du sanctuaire? » J’ai entendu les personnes les plus